L’ANTIFASCISME, LE VRAI.

Compagnons

Le hasard a voulu que la manifestation organisée le jour de la mort de Clément Méric ait lieu sous mes fenêtres. Aux premières loges, j’ai pu contempler le spectacle d’une petite manifestation gauchiste à l’ancienne. Avec cette différence, que désormais ce sont des délégations maigrelettes du PCF et de la CGT qui s’insinuent dans le cortège des autres. Singulier renversement. Il y avait identiques à eux-mêmes, les anars, les différentes chapelles trotskistes, des groupuscules encore plus marginaux. Au milieu, une petite phalange, aux slogans rythmés parfois en français, parfois en espagnol. Nos pasaran ! Ceux qui s’appellent eux-mêmes les « antifas ». Auxquels appartenait Clément Méric mort le matin même, d’une mort qui, malgré l’emphase des commentaires, apparaissait tellement stupide, tellement inutile. Tout cela était triste, pire dérisoire. Ce qui s’est passé ensuite, les polémiques décourageantes, pour faire passer une bagarre de rue qui a mal tourné en défense de Madrid en 1936, pour essayer de rassembler une gauche, politiquement à la dérive, autour des vieux réflexes, n’a pas aidé à remonter le moral.

Histoire de remettre les idées en place, le 18 juin, j’ai relu cette page des Mémoire de guerre ou de Gaulle décrit son arrivée à Londres : «je m’apparaissais à moi-même, seul et démuni de tout, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendrait franchir à la nage. »

Pour faire bonne mesure, je me suis repassé plusieurs documentaires, surtout ceux d’Antoine Casubolo intitulés « les derniers compagnons ». Ensemble de témoignages de ces Français libres distingués par le titre de «Compagnons de la Libération » qui leur fut décerné par de Gaulle. Au-delà de l’émotion et de l’admiration que l’on éprouve à entendre tous ces héros s’expliquer avec tant de simplicité, on ne peut s’empêcher de se poser, lancinante, la question : comment quelques garçons de 20 ans, de toutes origines sociales, géographiques et politiques, ont pu faire le choix, alors que tout était perdu, la nation effondrée, les élites légitimes appelant à la soumission, de partir sans armes, sans bagages, sans même savoir où aller, simplement pour continuer le combat ? Je dis quelques, car ils furent peu nombreux. Comme l’a dit Elizabeth de Miribel qui fut la secrétaire de Charles de Gaulle, Londres n’était pas une ville où on arrivait, c’était une ville dont on partait… André Maurois, Raymond Aron, Jean Monnet, Alexis Léger, tous les notables fuyaient pour le confort et la sécurité des États-Unis. Alors, chacun de ceux qui étaient à l’époque, de très jeunes hommes donne son explication. Tous, quelle que soit leur origine ou leur parcours, parlent à leur façon, de la France, du caractère inacceptable de la défaite. Et de la nature de l’ennemi. Et ils racontent le combat, la victoire, le difficile retour à la vie civile.

Maurice Halna du Fretay a été tué aux commandes de son avion lors du raid canadien sur Dieppe en août 42. Il avait rejoint l’Angleterre en novembre 40 après avoir, remonté pièce à pièce un vieil avion qu’il avait réussi à faire à atterrir en terre anglaise. Interrogé, après cet exploit, sur ses motivations il avait répondu simplement : « Je suis pauvre comme Job, je suis libre comme l’air. Je ne suis plus vaincu ».Dans la sociologie particulière de ce groupe étrange, les aristocrates étaient les plus nombreux. En général les cadets de famille. Ils eurent le taux de pertes le plus élevé. Normal.

Il y avait, beaucoup de bretons, de ces marins têtus qui payèrent un si lourd tribut à la bataille de l’Atlantique. Des intellectuels, des enseignants, des étudiants. Peu de paysans et d’ouvriers, catégories assommées par la défaite et la destruction du Parti Communiste. Ils se rattraperont.

Il y avait des juifs, aussi comme André Zirnheld jeune professeur de philosophie alsacien, premier officier parachutiste français tué à l’ennemi en juillet 1942 et auteur de la fameuse prière du para. Lazare Pytkowicz, « Petit Louis » qui commença la résistance en novembre 40 à l’âge de 12 ans ! Il s’enfuit du Vel’ d’Hiv’ en juillet 42. Devint agent de liaison. Arrêté trois fois par la Gestapo. Évadé trois fois. Il aura affaire à Klaus Barbie. Torturé, on lui demande s’il aurait parlé. Il répond non en souriant, jamais ! Puis se reprend et dit, confondant de modestie : « Mais, attention, je n’ai pas subi le supplice de la baignoire. Seulement les coups ». Il attendra en vain au Lutétia, ses parents et ses sœurs restés à l’intérieur du Vél d’Hiv. Sa Croix de la Libération lui sera remise dans le bureau du proviseur où il a été convoqué pendant la classe qu’il a reprise à la Libération.… Il a 16 ans.

Le communiste Jean Devé chef de district à la gare de Villedieu les Poêles rejoint Londres en juin 40. Il organise la sortie de Bir Hakeim en juin 42, s’élance  le premier sur son Bren Carriers, pour ouvrir la voie aux ambulances chargées des blessés transportables, « hurlant à la bataille », arrêté par un obus antichar en pleine poitrine.

 

« Une mère, ça ne doute de rien ». Madame Moore habite à Louvigné-du-Désert, à quelques kilomètres de Villedieu les Poêles. Ses deux fils, Fred et Gaston, sont partis en Angleterre, en bateau à voile le 19 juin 1940. Depuis, aucune nouvelle. Au soir du 3 août 1944, la grand-rue de Louvigné résonne du passage incessant des troupes alliées qui viennent de s’engouffrer dans le sillage de la percée de Patton. « Mme Moore, Mme Moore, il y a des français, c’est l’armée Leclerc ! » C’est pourtant vrai ! Madame Moore avise un gaillard dans son half track :

«-Dites moi, vous n’auriez pas connu les frères Moore?

-Fred et Gaston ? Ils sont justes derrière. Mon lieutenant, on vous demande ! »

« Ce furent les retrouvailles » nous dit sobrement Fred d’une voix qu’il essaie d’affermir.

Des ecclésiastiques aussi, comme le truculent abbé de Naurois, antinazi farouche, Compagnon de la Libération et Juste parmi les nations, qui débarqua le 6 juin 1944 avec le commando Kieffer armé de son seul missel. Daniel Cordier, bien sûr, personnage extraordinaire. Dont la voix se brise lorsqu’il raconte son arrivée à l’Olympia Hall, lieu de rassemblement de la poignée de français « qui ne s’étaient pas couchés devant l’ennemi » au début du mois de juillet 1940. Arrivée de nuit, toutes les fenêtres éteintes. Qui s’allument les unes après les autres et des voix qui se répondent parlant du pays d’où elles viennent: Brest ! Concarneau ! Bayonne ! Rouen ! Paris ! Et la marseillaise qui éclate. « La plus belle que j’ai jamais entendue ». On veut bien vous croire, Monsieur.

Des militaires, finalement pas mal. Égaux à eux-mêmes. Leclerc, Koenig,  Amilakvari, le prince géorgien, tant d’autres. J’ai une prédilection particulière pour Edgar de Larminat. Que de gaulle gratifiait d’une amitié « circonspecte ».  Dont je recommande la lecture des « chroniques irrévérencieuses » particulièrement savoureuses. Sa définition de Leclerc en 1943 : « c’est le gaillard qui vient vous regarder sous le nez d’un air méchant, vous écrase le pied en vous bousculant et vous chipe votre mouchoir. Au moment où vous allez-vous rebiffer, vous vous apercevez qu’avec ce mouchoir il a fait un service de table complet alors vous ne dites rien et donnez votre chemise. »

Tous antifascistes. Tous. Mention particulière pour ce juif tunisien qui n’avait jamais mis les pieds en France et a débarqué, un des 177 du commando Kieffer le 6 juin 44. Qui décrit cette journée, avec son accent pied-noir à couper au couteau et une mine rigolarde. Les Anglais qui s’effacent quand la barge, touche le sable,  en leur disant : « Messieurs les Français rentrez chez vous les premiers ». La prise du Casino d’Ouistreham. Les camarades tombés.  Sa voix qui change et se brise dans un sanglot  lorsqu’il raconte l’honneur retrouvé. Comment, au soir du combat, le colonel anglais,  commandant le régiment, blessé à la tête, se redresse pour les saluer et les pointant du doigt, leur dit : « vous, les Français, vous avez fait du bon travail. »

On terminera avec ceux pour qui le « no pasaran » veut vraiment dire quelque chose. Ces Espagnols de la retirada qui ont rejoint la France libre et formé une compagnie célèbre : «la Nueve » celle qui rentrera la première dans Paris en août 44 commandé par le capitaine Dronne à qui Leclerc avait dit :« Je vous donne le commandement des Espagnols. Ils font peur à tout le monde. Ils ne sont pas vraiment faciles. Vous devriez vous en sortir…. » Antifascistes ceux là aussi, des vrais, des rudes. Qui à leur grand désespoir, après neuf ans de combat, ne pourront pas rentrer dans leur patrie.

Ce vieil homme retiré dans sa maison de retraite en Bretagne, qui a combattu au Tchad, en Libye, libéré Paris avec la Nueve, qui n’a jamais voulu retourner en Espagne et reçoit dans sa chambre aux murs de laquelle est accroché le drapeau de la République espagnole au côté  de la photo de son chef, Philippe Leclerc de Hautecloque,  est-il le Miralles, dont parle Javier Cercas dans son magnifique roman, « Les soldats de Salamine »?

« Il pense à un homme fini qui eu du courage et l’instinct de la vertu et pour cela ne se trompa jamais ou ne s’est pas trompé au moment où il fut vraiment important de ne pas se tromper….à un soldat seul dans un interminable désert ardent, brandissant le drapeau d’un pays qui n’est pas le sien, d’un pays qui est tous les pays à la fois et qui n’existe que parce que ce soldat brandit son drapeau renié ». Antifascisme…

Il y a probablement plusieurs façons d’être antifasciste. Mais c’est une chose sérieuse. Ceux que l’on vient de saluer l’ont été dans des circonstances particulières, celles où l’on payait le prix dans sa chair. C’est la raison pour laquelle il faut traiter tout cela avec précaution et ne pas galvauder. Le ventre serait encore fécond…?  Certainement, certainement, mais il ne faut pas manier les symboles et la mémoire n’importe comment. Et puis écouter, et réfléchir à ce que nous disent ces gens-là. Que pour être antifasciste il faut d’abord être patriote.

 

 

 

Régis de Castelnau