Un accusé détestable n’est pas obligatoirement coupable. Quand les États-Unis nous donnent une petite leçon.

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Le  15 octobre 1995 fut prononcé l’acquittement de l’ancien joueur (noir) de football américain O. J. Simpson. Celui-ci était poursuivi pour avoir assassiné son ex-femme (blanche) et l’amant de celle-ci. Son arrestation, quasiment en flagrant délit, avait donné lieu à une spectaculaire course-poursuite filmée par toutes les télévisions. L’acquittement d’O. J. Simpson, après un procès qui suscita beaucoup de passion, et malgré des charges accablantes, provoqua des manifestations de joie dans la communauté noire. Les commentaires de la presse et de l’intelligentsia américaines furent très mesurés, la dimension raciale du débat ayant été très présente. Par la suite, O. J. Simpson écrivit, par bravade, un livre dans lequel il reconnaissait quasiment être l’auteur du double meurtre.
Le 13 juillet dernier, une cour de Floride  a prononcé l’acquittement de George Zimmerman pour le meurtre de Trayvon Martin, un Noir de 17 ans. Celui-ci avait été abattu d’une balle  en mars 2012 en Floride alors qu’il rentrait chez lui, le soir, après avoir acheté des bonbons. M. Zimmerman, un justicier de quartier auto-proclamé,  a prétendu qu’il l’avait pris pour un malfaiteur sous la capuche de son sweat-shirt. Cette décision a provoqué une grande émotion dans la communauté noire, à l’image de la réaction outrée de Michaël Moore et d’autres intellectuels qui furent pourtant plus silencieux au moment de l’acquittement de Simpson.  La presse américaine a jugé ce verdict “désespérant” mais “sans surprise“.
Ce parallèle est simplement destiné à illustrer la  complexité de  la question raciale aux États-Unis, son caractère très passionnel, le défi que représente l’inégalité foncière entre Noirs et Blancs face à la justice, inégalités qui n’ont pas seulement une origine sociale. Mais aussi, ce qui peut peut-être apparaître comme rassurant. Dans un cas comme dans l’autre les décisions d’acquittement étaient justifiées au regard des principes du procès pénal et du droit applicable en la circonstance. D’ailleurs, ceux qui ont suivi le procès de George Zimmermann ne se faisaient aucune illusion sur la décision qui serait rendue. Aucune illusion, car la personnalité terriblement déplaisante de l’auteur du coup de feu mortel, ses obsessions sécuritaires,  le caractère tragique de la mort d’un adolescent noir sans histoire, tout cela appelait intuitivement une déclaration de culpabilité et une condamnation. Sauf que la justice pénale américaine a bien fonctionné, et comme dans le cas d’O. J. Simpson a pris la décision qui s’imposait sur le plan judiciaire.
Dans le système américain, on considère  qu’un coupable en liberté est un désordre, et un innocent en prison, la pire des injustices. En France, sans trop forcer le trait, on peut dire que c’est le contraire. Aux États-Unis, le système est accusatoire et les jurés délibèrent seuls sans la présence des magistrats. Ils sont mis à l’écart pendant toute la durée du procès afin d’être l’abri des influences extérieures. La déclaration de culpabilité doit être prise à l’unanimité.  Il ne doit subsister aucun «doute raisonnable» quant à celle-ci.  Nous sommes en France, sous le régime de « l’intime conviction », les magistrats, avec leur autorité, font partie du jury, et les décisions sont prises à la majorité.  Dans ces conditions, et sans faire de procès d’intention à quiconque, il est plus difficile de faire prévaloir le principe selon lequel « le doute doit profiter à l’accusé ».
Autre différence, il n’y a pas de « constitution de partie civile ». C’est-à-dire que la procédure pénale et la procédure civile sont étanches. La poursuite est de la seule responsabilité du parquet qui représente l’État et par conséquent l’intérêt général. Elle n’est donc pas « polluée » par l’intervention d’intérêts particuliers qui, en bonne logique, n’ont pas leur place dans le procès pénal. La protection des victimes étant d’ailleurs mieux assurée dans le système américain  puisque les recours civils  peuvent aboutir, même si au pénal il y a eu une décision d’acquittement. Et ce parce qu’il n’y a pas identité entre la faute pénale et la faute civile – les règles d’établissement de cette dernière étant beaucoup plus souples.
Les règles de la justice pénale sont les conséquences de la récupération par l’État moderne du pouvoir de punir. Celui-ci est en effet dépositaire d’une prérogative tout à fait exorbitante, celle de la « violence légitime » qui s’exprime par le « pouvoir sur les corps ». Enfermer les gens, éventuellement à vie, voire les tuer, dès lors que l’on considère qu’ils ont commis des actes transgressant gravement le pacte social,  c’est un pouvoir qui nécessite d’être exercé au travers de règles extrêmement strictes. Pour qu’une décision de cette nature soit légitime, et c’est la condition impérative  de cette légitimité, il faut qu’elle ait été prise après une procédure irréprochable. Qui assure un véritable débat contradictoire, qui devra aboutir, non pas à une vérité objective, mais, ce qui n’est pas la même chose, à une vérité judiciaire,  base de la décision prise. Cela explique,  les différents principes tels que : pas de crimes ni de peine sans textes qui le prévoient, non-rétroactivité, charge de la preuve, bénéfice du doute, droits de la défense, secret professionnel, respect scrupuleux des règles de procédure, etc…
Dans l’affaire Simpson,  l’accusation s’était trouvée en grande difficulté car l’ensemble de la procédure d’enquête avait été menée par des services de police dirigés par une brute,  ayant manifesté une passion ouvertement raciste, dont il était coutumier. L’ensemble de cette enquête s’était donc trouvée disqualifiée. L’accusation ne disposait plus des éléments permettant d’aboutir à une condamnation régulière.  La décision d’acquittement était alors juridiquement imparable aussi difficile fut-elle à accepter sur le plan moral.  Elle suscita chez nous, à quelques exceptions près, une incompréhension scandalisée.
Il serait trop long  de revenir sur tous les aspects de  l’affaire examinée récemment par la cour de Floride, mais simplement sur ceux qui ont été les enjeux des débats. George Zimmerman,  caricature  d’adepte de l’autodéfense,  avait-il  repéré sa victime, en raison de la couleur de sa peau et de son sweat à capuche, stéréotype du jeune délinquant noir ? Question importante, puisque pour qu’il y ait meurtre, il faut prouver que la mort a été donnée “par méchanceté, haine ou rancœur“. Cette preuve n’a pu être rapportée.
Ensuite, c’est la question de la légitime défense qui  a été débattue. En Floride, la loi “Stand Your Ground” (“défendez votre territoire“)  interprète de façon très large cette notion.  Et exigeait que ce soit l’accusation, le procureur qui prouve que Zimmerman ne se trouvait pas en état de légitime défense.  Cette preuve n’a pu être rapportée.
Trayvon Martin s’est-il ou non rebellé contre l’inconnu qui l’avait pris en filature, le  prenant pour un cambrioleur?  Il y a incontestablement eu une bagarre, mais on ne sait pas, et on ne saura jamais comment elle s’est déroulée.
Selon l’AFP, «George Zimmerman a affirmé avoir été agressé par l’adolescent, tandis qu’il est revenu à l’accusation, de façon perverse, de prouver au jury que le garde ne se trouvait pas en état de légitime défense, et de tâcher de démêler “sans l’ombre d’un doute” les derniers instants d’une rencontre qui n’avait pas eu de témoin direct. »  Résumé parfait,  sauf l’expression « de façon perverse ».  Ce n’est que le respect des principes d’un procès pénal régulier.
Autre son de cloche chez Robert Zimmerman, le frère de  l’accusé qui clame que : «selon le jury son frère a agi correctement dans la défense de sa vie en conformité avec la loi ».  Radicalement faux. On n’en sait rien.
En revanche, écoutons attentivement Ta-Nehisi Coates, éditorialiste du magazine  Atlantic, quand il explique : «Les procès ne sont pas de stricts substituts de moralité. Tout ce qui est immoral n’est pas illégal – et n’est pas supposé l’être. Je veux vivre dans une société qui présume l’innocence [d’un accusé]. Je veux vivre dans cette société-là, même lorsque je sens qu’une personne devrait être punie.»  Impeccable.
En France où traditionnellement l’innocence bafouée ne gêne pas beaucoup, où le coupable en liberté est la pire des injures, et où la tradition du « la fin justifie les moyens »  est malheureusement bien ancrée dans les têtes et les pratiques, j’imagine les réactions outrées et les critiques ricanantes.  Chez nous, les multiples violations des règles de l’instruction sont normales et légitimes, dès lors qu’il s’agit de faire un carton sur tel ou tel homme politique, tel joueur de handball, tel homme d’affaires.
On vilipende « les avocats procéduriers », vous savez, ceux qui demandent que la justice respecte sa propre légalité. On considère aussi que le procès pénal est là avant tout pour permettre aux victimes « de faire leur deuil ».  On hurle contre le Conseil Constitutionnel quand on est de droite, on hurle contre le Conseil Constitutionnel quand on est de gauche. Et on s’accommode très bien des régulières condamnations de  la France par la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
Les États-Unis, ne s’autoproclament pas comme nous « patrie des droits de l’homme ». Ils sont bourrés de défauts, parfois ils me révulsent, et même me font peur. Mais j’aime bien quand ils nous rappellent  aussi difficile et risqué cela soit-il, que « la forme est la sœur jumelle de la liberté ».

Régis de Castelnau

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