La France, fille du Soldat inconnu

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 Qui êtes-vous par rapport au général de Castelnau ? » Cette question si souvent posée vient ce jour-là d’un avocat corse rencontré au hasard d’une salle des pas perdus.

– « Son arrière-petit-fils, pourquoi ? »

– « Nous avons un autographe de votre bisaïeul dans ma famille», précise mon confrère. Son grand-père nommé Luciani, adjudant dans la 2e armée française en septembre 1914, assiste à l’hécatombe des officiers subalternes dans cette guerre de mouvement si meurtrière et se retrouve à commander une compagnie. Sa position, sous le déluge de feu de l’artillerie de campagne allemande, devient intenable. Il envoie une estafette porteuse d’un message écrit à ses supérieurs pour demander l’autorisation de se replier.

L’estafette revient et lui tend un papier sur lequel il lit : « Édouard de Curières de Castelnau, général commandant la deuxième armée, sait que Luciani tiendra. » Évidemment, Luciani a tenu.

C’est que la troupe sait, en ce début de la guerre, que le général de Castelnau a déjà perdu deux de ses fils au combat. De passage en inspection à l’état-major de la division, il a su trouver les mots.

Luciani, chanceux, de retour dans son village en 1919, a précieusement conservé ce message. Il l’a montré à ses enfants et à ses petits-enfants et leur a raconté cette histoire. En corse. Il y a tant d’histoires comme celle-là dans la mémoire des familles françaises. Des belles, des laides, des terribles. Il y a de la colère, du refus, de l’amertume, mais aujourd’hui encore, de l’exaltation et du patriotisme. Le souvenir d’un moment d’unité, la fierté du devoir accompli, accompagnés du chagrin. Celui de la perte des hommes, mais peut-être aussi celui d’une France que l’on sait disparue pour toujours. Finalement, on peut se demander si le peuple français, celui qui a fait irruption comme sujet de l’Histoire en 1789, celui qu’ont rêvé Michelet, Renan, Gambetta et Jaurès, n’a pas trouvé son expression complète et éphémère dans les premiers jours d’août 1914.

Ce ne fut pas l’enthousiasme pour une guerre « fraîche et joyeuse », légende stupide, mais un engagement grave et unanime. Défendre la patrie, si nécessaire mourir pour elle, mais aussi, à tort ou à raison, se sentir porteur d’une mission de défense d’une certaine civilisation. Et personne n’a manqué à l’appel. Des millions d’hommes, qui souvent ne parlaient pas la même langue, qui le breton, qui le basque, qui l’occitan, qui le corse, acceptèrent de partir et se retrouvèrent côte à côte sous le feu.

On parlait aussi arabe, wolof ou bambara dans les tranchées. « Ceux des colonies », dont Léon Blum, rejoignant curieusement Jules Ferry, dira qu’il était une « mission sacrée de la République » que de les civiliser. Ils remplissent aussi les cimetières.

Probablement plus contraints que les Français de souche, ils se battirent vaillamment et apprirent, dans cette épreuve, à voir la France autrement qu’à travers l’image donnée par les administrateurs coloniaux. En témoigne la stupéfaction des « indigènes » devant la défaite de 1940, vingt ans plus tard. Et le fait que l’Afrique prit très tôt et spontanément le parti de la « France libre ».

Sentant bien que Vichy n’était pas la France, celle qu’ils respectaient et sur laquelle ils comptaient. Celle qui pourtant les trahira, en menant d’absurdes et sanglantes guerres coloniales, leur refusant la liberté et la dignité qu’auraient dû valoir leur fidélité et leur sacrifice.

Pierre Nora a justement relevé le caractère désuet des textes écrits dans cet été 1914. Qui aujourd’hui est encore prêt à accepter ce sacrifice ? Relisons celui qui fut lu dans toutes les écoles de la République à la rentrée d’octobre 1914. Un autre monde, un monde disparu. Et pourtant, d’où vient cette émotion que l’on ressent en entendant aujourd’hui parler de ces grands-pères qu’on a connus, ces souvenirs racontés ou ces silences ? À l’évocation de ces veuves toujours de noir vêtues trente ou quarante ans plus tard ? D’où viennent ces tressaillements devant, dans chaque village, dans chaque bourg, ces monuments aux morts qui égrènent tous ces noms comme autant de tragédies ? Le pire étant de voir le même reproduit, cinq fois, six fois, parfois jusqu’à dix… Et toujours ce curieux mélange de chagrin et de fierté. La plupart des lieux de mémoire de la « Très Grande Guerre » furent les fruits d’initiatives populaires. C’est la société civile qui est à l’origine des cénotaphes, des monuments, des grands cimetières, des musées, jusqu’à l’installation du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe – l’État se contentant de créer les conditions juridiques de cet investissement.

Il est incontestable que les regards portés sur cette guerre sont divers, souvent contradictoires. On cite Anatole France : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels ! » D’autres parlent de l’Europe de Barroso qui nous aurait guéris de la guerre et d’autres encore, les souverainistes, disent des gros mots : nation, patrie, drapeau.

Mais tous portent en eux une part de cette mémoire. Arrêtons-nous brièvement sur la question des fusillés. Le chiffre de 750 est admis. Faible au regard du million et demi de tués. Parmi eux, des voyous, des déserteurs, mais aussi des innocents. Depuis cent ans, le combat n’a pas visé à les excuser, mais à les réhabiliter, à les « réintégrer à la mémoire nationale » comme on le dit aujourd’hui. Parce qu’au-delà de la mort, le pire était d’en avoir été exclu.

C’est la raison pour laquelle le Président de la République, dans son discours de lancement des cérémonies du centième anniversaire, a été assez peu inspiré. Un opportunisme déplacé l’a amené à mettre l’accent sur les 750 fusillés, oubliant de s’adresser, au travers de leurs descendants, aux millions de soldats qui, à la demande de la République, allèrent se faire tuer, se faire blesser et, dans le meilleur des cas, perdre jeunesse et illusions. Ils méritaient mieux.

Alors oui, le peuple français ne s’est jamais remis de cette guerre. Mais de quoi n’a-t-il pas fait le deuil ? Peut-être de deux choses. Tout d’abord de la mort et de la souffrance. Cette blessure-là ne s’est jamais refermée et ne se refermera jamais, même si elle finira par s’estomper. Mais confusément, les Français ressentent une autre perte. Celle d’une France probablement rêvée, à la fois rurale et républicaine. Porteuse d’une Révolution qui avait lancé un message au monde et qui, dans l’accouchement brutal de la révolution industrielle, sut garder son unité. La lutte des classes y fut, certes, parfois sévère, mais chacun, dans l’expression de ses positions, se voulait le meilleur Français.

Voilà un pays hétérogène, véritable carrefour géographique, rassemblant des ethnies, des populations d’origines, de cultures, de langues, de religions et d’opinions différentes, qui produit un peuple à l’unicité incontestable et qui se lèvera comme un seul homme avec gravité et détermination au début du mois d’août 1914. Pour la dernière fois ?

Cette France, c’est celle de de Gaulle et de Péguy. Qui récapitulaient Clovis et Valmy, Jeanne d’Arc et la République. De Gaulle la portera seul à bout de bras, retardant la sortie de l’Histoire. Péguy fut « tué à l’ennemi » le 5 septembre 1914. La veille du jour où « un million de Français, dans une gigantesque et victorieuse volte-face, ouvriront les portes de l’enfer d’une guerre sans fin », écrit Michel Laval (Tué à l’ennemi. La dernière guerre de Charles Peguy, de Michel Laval) qui poursuit : « Demain, dans l’aube livide qui se lèvera sur “l’ancienne France” engloutie, un autre temps va commencer, “un autre âge, un autre monde”, l’âge du “mal universel humain”, de la “barbarie universelle” dont Péguy avait prédit l’avènement. »

La vraie blessure n’est-elle pas celle-là ? L’impossible deuil de cette France disparue ?

Régis de Castelnau

5 Commentaires

  1. Cher Monsieur de Castelnau,
    Je reconnais dans vôtre article la singulière et paradoxale histoire de mon intégration à cette unicité de la République française que vous résumez à merveille. Dans ce parcours, mélange de haine et d’admiration pour le pays d’accueil d’un adolescent fuyant sa Tunisie sous le pogrom de 67 j’ai vécu ce moment de l’Histoire finissante des colonies à travers le bouillement de 68 en refusant de remplir les obligations militaires dues à la suite de ma naturalisation volontaire. Et cela en découvrant la génération de la seconde guerre assommée sous l’occupation en train d’avaler la pharmacopée de l’oublie et de l’asservissement. Ma révolte devant cette inertie de la société m’a longtemps interrogé et a suscité l’envie de mieux la connaître en voyageant à l’intérieur des terres. Ce n’est qu’il y a peu de temps que je suis arrivé à considérer l’importance de la Grande guerre dans les mentalités si bien décrites dans vôtre article.
    Serge Sitbon

  2. « C’est la société civile qui est à l’origine des cénotaphes, des monuments, des grands cimetières, des musées, jusqu’à l’installation du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe – l’État se contentant de créer les conditions juridiques de cet investissement. »

    C’est exact, sauf en ce qui concerne les cimetières. C’est bien l’Etat qui a institué le principe des sépultures perpétuelles individuelles, regroupées en nécropoles nationales entretenues à ses frais, qui constitue encore aujourd’hui une mission régalienne.

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