Etats-Unis-Russie : les paupières lourdes

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Qui a décrété que Poutine était notre ennemi?

 

« En vérité le proverbe chinois est sage qui énonce : « les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur pères »1, disait le grand Marc Bloch. Ajoutant que les faits historiques étaient par essence des faits psychologiques.

Par exemple la Seconde guerre mondiale, l’effondrement de juin 1940 et l’occupation occupent une place particulière dans la mémoire française. La tragédie dont notre pays, ne s’est jamais remis a initié le processus de notre sortie de l’Histoire. Cela explique les visions successives de de ce passé, pourquoi la France en est à ce point malade. Fatalement, comme l’avait compris Marc Bloch, ces usages du passé, prétendant le clarifier, ne sont que politiques. Et la mémoire le masque de l’idéologie. Le passé nous réserve d’autres surprises. Car nous savons avec Michel Foucault « qu’on montre aux gens non pas ce qu’ils ont été, mais ce qu’il faut qu’il se souvienne qu’ils ont été. »2.

Et quand ce phénomène se combine avec un véritable travail de propagande tel que les médias français se sont faits une spécialité, cela peut complètement fausser le jugement et amener, même les plus informés à commettre de grosses bévues. Ce qui s’est passé autour du 70e anniversaire de la victoire de la « Grande alliance » sur l’Allemagne en est une jolie illustration. Tout à son suivisme millimétré de la stratégie américaine, enfin de celle qu’il s’imagine, notre Président de la République ignorant de l’histoire, mais également du présent est complètement passé au travers.

La question de savoir qui a gagné la guerre, est évidemment tranchée. C’est une alliance, où les soviétiques ont fait l’effort principal en Europe, et les Américains dans le Pacifique. Sans oublier le courage britannique initial dans son refus de capituler stratégiquement décisif. Alors, les russophobes compulsifs vous diront que non, accompagnés par ceux qui assimilent Staline et Poutine. Et c’est là que se situe le problème, cette position n’étant que le masque d’une idéologie voulant  faire de la Russie actuelle la continuation mécanique de l’URSS. Justifiant ainsi la stratégie américaine visant à la ramener à la situation des années 90 c’est-à-dire celle d’un pays vassal. Stratégie issue de la « victoire » dans la guerre froide et du concept « d’exceptionnalité » des États-Unis. Qui fait cependant l’objet de débats parfois sévères dans ce pays. Un sondage récent de Gallup donnait 76 % des Américains favorables à un retour à une certaine forme d’isolationnisme.

Les dirigeants français, tout à leur atlantisme dépassé en ont rajouté soucieux qu’ils sont d’être le meilleur élève du grand frère. Confondant fidélité et servilité.

François Hollande n’a donc pas été à Moscou pour le 9 mai. Grossière erreur. Pas parce que c’était insultant pour le peuple Russe, celui-ci s’en moque. Mais parce que tactiquement, en maltraitant l’histoire, il a traité la Russie comme un ennemi. Comme le font la Pologne ou la Lituanie qui elles, ont cependant quelques raisons historiques pour ça. Et les russes sont méfiants. Avec Napoléon et Hitler, ils savent ce qu’être envahi veut dire.

Mais si l’on décrète que la Russie est l’ennemi, encore faudrait-il savoir à qui on a affaire. Les cérémonies organisées dans tout le pays en ont donné une idée. Arrêtons-nous sur quelques détails révélateurs. Au début de la parade, Sergueï Shoigun Ministre de la défense debout dans sa voiture est rentré sur la Place Rouge pour passer en revue les troupes qui allaient défiler. Toute la Russie l’a vu, passant sous l’arche du « Christ Sauveur », lui le mongol bouddhiste retirant sa casquette et faisant le signe de croix orthodoxe.

En mémoire des morts de la guerre ensuite, toute la Russie arborait le ruban de Saint Georges. Celui de l’ordre institué par Catherine II, en 1789 pour récompenser officiers et soldats. Ordre militaire de Saint-Georges, martyr et victorieux, supprimé par Lénine et récemment rétabli.

Le « vive le Peuple vainqueur !» de Poutine fut suivi par le défilé du «régiment éternel ». Plusieurs centaines de milliers de personnes arpentant les allées de la capitale en brandissant les portraits de leurs parents, grands-parents, aïeuls ayant participé au formidable effort de la « Grande Guerre Patriotique ». François Hollande s’il s’était rendu à Moscou, y aurait croisé un peuple qui croit en son pays. Qui comme le disait Philippe Séguin « a absorbé le communisme comme un buvard », et déçu par l’Occident, vient de se tourner à nouveau vers l’Asie. On ne lit plus Marx en Russie, mais Berdaïev et Soljenitsyne. Pas très bolchevik tout ça, mais dans la Sainte Russie restaurée, l’idéologie slavophile tient la corde. Ce n’est pas nécessairement ce qui m’enchante, mais il va bien falloir faire avec.

Angéla Merkel et John Kerry moins myopes que François Hollande ont essayé de se rattraper. En faisant rapidement le voyage de Moscou. Ils ne doivent pas croire ce qu’on lit dans le Journal du Dimanche et dans Libération à propos des cérémonies du 9 mai : « Poutine tout seul », «Poutine isolé ». Titres absolument débiles et qui en disent long sur l’aveuglement propagandiste de certains médias. Vladimir Poutine n’était pas tout seul. Des chefs d’État représentant la moitié de la population mondiale, rien que ça. Et pourquoi les présidents chinois et indiens étaient-il là et leurs troupes ont-elles défilé ? Parce que, soucieux de leur « autonomie stratégique », l’un comme l’autre ont perçu avec la crise ukrainienne et l’attitude américaine qu’il serait sage de se regrouper et de répondre aux sollicitations politiques, économiques et stratégiques russes. Mais nos belles âmes n’ont aucune idée de ce qui se passe dans ces pays. Rentrant d’un périple en Chine cette évidence m’a sauté aux yeux.

Il est légitime, au-delà de la médiocrité de la politique extérieure française, de s’interroger sur l’aveuglement des États-Unis et de l’Europe. Qui déclenchant un coup d’état en Ukraine, provoquant une guerre civile, ont cru « ramener la Russie à la raison ». Cadeau royal fait à Vladimir Poutine, qui a pu ainsi récupérer la Crimée sans coup férir. Souder les russes autour de lui comme viennent de le démontrer les cérémonies. Se rapprocher de la Chine et de l’Inde, ceux-ci alors convaincus qu’il n’y avait pas grand-chose à faire avec les USA. Relançant la dynamique des BRICS. Les sanctions et les attaques spéculatives contre le rouble pour gênantes qu’elles aient pu être début, sont aujourd’hui absorbés. De nouveaux circuits ont été créés. Les fournisseurs européens en seront pour leurs frais.

Il semble que les écailles commencent à tomber des yeux. La conférence de presse consécutive à la visite de John Kerry à Sotchi, montre bien que les occidentaux sont un peu embêtés et qu’il n’est pas impossible que l’on se dirige vers un apaisement.

Restera les Mistral. Peu probable qu’ils intéressent les Cubains (que François Hollande est allé visiter, une fois obtenue l’autorisation américaine…). Mais de toute façon, pour les vendre à quelqu’un d’autre, il faut l’accord des Russes…

Hollande tout seul?

  1. Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, Armand Colin.
  2. Michel Foucault. Dits et écrits 1954 – 1988. Gallimard

Régis de Castelnau

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