Rugby: Contes et légendes de la Coupe du monde.

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Au rugby, le jeu est moins important que ce qu’il y a autour.

La longue fuite de Keith Murdoch.

La Coupe du monde de rugby s’est donc achevée sur la victoire prévisible de la Nouvelle-Zélande.
Même s’il a fallu supporter les commentateurs ineptes de TF1, ce fut un joyeux tournoi où il y eut de jolies choses. J’en ai retenu deux. D’abord un des plus beaux twits de l’histoire, celui qui accompagnait la photo des deux petits-fils d’Élisabeth II assistant à Twickenham à la victoire du Pays de Galles sur l’Angleterre. William l’héritier du trône, Prince de Galles, portant le maillot rouge au poireau accompagné de sa princesse, et reprenant avec elle à pleins poumons le «Land of my father ». Harry le rouquin portant le maillot blanc à la rose. La photo les montre à la fin du match perdu par l’Angleterre, William hilare tenant par l’épaule son épouse radieuse, et son frère renfrogné faisant manifestement la gueule. Adressé à Harry, le twit disait : « ce moment où tu vois que c’est ton frère qui a chopé la fille, que c’est lui qui sera roi, qu’il n’est pas roux, et qu’en plus il est gallois ».

Autre manifestation de l’exaspérante supériorité britannique, ce match joué sur un stade aimablement et temporairement prêté par un club de football. Un joueur écossais à terre vaguement secoué par un plaquage irrégulier, simule et se tortille un peu trop. L’arbitre gallois Nigel Owens lui demande de s’approcher et lui dit : « si vous voulez jouer au football, il faut venir la semaine prochaine. Aujourd’hui on joue au rugby. » Les arbitres étant désormais équipés d’un micro, des millions de téléspectateurs l’ont clairement entendu. Notre jeune écossais risque de la traîner longtemps, celle-là. Et j’imagine les ricanements saluant cette saillie dans les bars de Bayonne ou de Mont-de-Marsan.

Et le jeu, me dira-t-on ? Le rugby a ceci de particulier que le jeu, y est moins important que ce qu’il y a autour. C’est ce rapport à la culture qui en fait la spécificité. Par exemple, on aime les grands joueurs quand ils jouent, et on les vénère quand ils ne jouent plus. Plusieurs d’entre eux ayant annoncé leur retraite à la fin du tournoi, chacun va pouvoir étoffer son panthéon personnel. Pour moi ce sera Victor Matfield, magnifique deuxième ligne sud-africain qui a promené son allure de seigneur sur tous les terrains de la planète. Pierre Berbizier m’a dit qu’il était assez filou, et Boudjellal qu’il avait plus transpiré dans les boîtes de nuit que sur le terrain lors de son bref passage à Toulon. Voilà de vrais compliments Monsieur Matfield. Dans mon panthéon, il y a aussi un fantôme, Keith Murdoch, le pilier disparu. Dont il faut rappeler l’histoire.

Ceux qui ont eu la chance de parcourir la Nouvelle-Zélande, immense pâturage habité de loin en loin par des paysans rougeauds, savent que ce n’est pas un pays. Il y pleut tout le temps, donnant parfois à cette contrée de faux airs de Bretagne. Mais sans le granit et les calvaires, ce qui change tout. Ce n’est pas non plus vraiment une nation. C’est plus compliqué que cela. L’alliance des Blancs et des Maoris pour faire un peuple, c’est une légende. Les danses guerrières qu’on met à toutes les sauces, du folklore. Il n’y a qu’un seul Haka : celui de l’armée noire avant ses matchs internationaux. Alors le rugby ? La référence à la religion est une facilité. La seule solution que je peux proposer pour rendre compte de la place de ce jeu est de dire que la Nouvelle-Zélande est une équipe de rugby qui a un État.

En 1972 la sélection néo-zélandaise fut envoyée en Europe pour une interminable tournée. Elle arriva au pays de Galles. En ce temps-là, les Gallois dominaient le rugby de l’hémisphère nord. Le pays des mines fournissait à son équipe de terribles piliers tout droit sortis des puits pour l’occasion. Pour le match de Cardiff, les Blacks alignèrent Keith Murdoch en première ligne. Non seulement il tint la dragée haute aux mineurs à maillot rouge, mais c’est lui qui marqua l’essai qui permit à la Nouvelle-Zélande de l’emporter.

Les joueurs Blacks résidaient dans l’Angel Hotel juste à côté du stade. La soirée y fut longue et probablement très arrosée. Murdoch souhaitant la prolonger voulut aller chercher du ravitaillement aux cuisines. Un vigile eut l’idée saugrenue d’essayer de l’en empêcher, pour se retrouver instantanément par terre et à l’horizontale, l’œil affublé d’un joli coquard. On parvint à envoyer Murdoch au lit et tout le monde pensait que malgré l’incident, en rien original, on en resterait là. Les Gallois sont gens rudes, la chose n’était pas de nature à les contrarier. Mais c’était compter sans la presse londonienne. Les Anglais ayant inventé le fair-play considèrent en être dispensés, mais sont en revanche très exigeants avec les autres. L’équipe de la Rose devait jouer les All blacks quelques jours plus tard, alors pourquoi ne pas essayer de les déstabiliser ? Devant la bronca médiatique, les dirigeants de la tournée, durent la mort dans l’âme, exclure Keith Murdoch, et le renvoyer séance tenante au pays. Ce qui ne s’était jamais produit en 100 ans et ne s’est jamais reproduit depuis. L’accompagnant à l’aéroport, ils le virent monter dans l’avion qui devait le ramener à Auckland.

Où il n’arriva jamais. Personne n’a revu le natif de Dunedin, 686e néo-zélandais à avoir porté la tunique noire, disparu à jamais. Que s’est-il passé dans son esprit pendant ces longues heures de vol ? Quels ont été ses sentiments, la honte, le chagrin ou l’orgueil ? Peut-être les trois qui l’ont poussé à s’arrêter quelque part, nul ne sait où. Et à se retirer pour toujours. Pour ne pas affronter le regard des autres, quitter un monde où une bagarre d’après boire, vaut au héros la pire des proscriptions ? Essayer d’oublier la souffrance de savoir que l’on entendra plus le bruit des crampons sur le ciment du couloir qui mène à la pelouse, que l’on ne sentira plus cette odeur, mélange d’herbe mouillée et d’embrocation. Et qu’on ne vivra plus ce moment silencieux dans le vestiaire, où l’on vous remet le maillot à la fougère d’argent, quelques instants avant la minute prescrite pour l’assaut. Et peut-être surtout, pour ne rien garder qui puisse rappeler qu’un jour on a été humilié.

La légende s’est emparée du fantôme, beaucoup l’ont cherché, prétendu l’avoir trouvé. Ou l’avoir vu, en Australie du côté de Darwin, sur une plate-forme pétrolière de la mer de Tasmanie, ou au sud de l’île du Sud. Dans beaucoup d’autres endroits encore. Autant de mensonges, d’inventions et de rêves. Certains amis d’Hugo Pratt allèrent jusqu’à dire qu’il avait rejoint Corto Maltese à la lagune des beaux songes.

À chaque fois qu’une équipe néo-zélandaise vient à Cardiff, quelques joueurs se rendent à l’Angel Hotel pour y boire un coup. Ils n’y ont pas manqué cette fois encore. Les ignorants prétendent que c’est pour s’excuser du « manquement » de Keith Murdoch. Peut-on mieux ne rien comprendre ? Ils viennent boire à la santé et à la mémoire du fantôme, leur frère. Pour lui dire qu’ils ne l’oublieront jamais.

Il m’a été donné d’aller voir quelques matchs à Cardiff. À chaque fois, j’ai sacrifié au rite et fait le pèlerinage. Évidemment, car ce sont les Anglais qui ont raison et c’est pour cela qu’on les déteste. Happiness is Rugby.

Régis de Castelnau

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