Se souvenir des jours de bonheur. Merci à Libération.

Cour Senegal

Palais de justice de Dakar abandonné, quand Libération fait des petits cadeaux.

Je n’achète  plus Libération depuis longtemps. La lecture du quotidien de Patrick Drahi piloté par Joffrin, ne suscitant plus qu’un ennui pesant. J’en dis souvent du mal, ce qui n’est pas très charitable et ce d’autant qu’ils viennent de me faire un joli petit cadeau de Noël. Je pense que ce n’était pas le but poursuivi lorsqu’ils ont publié dans la série « Les grandes nécropoles contemporaines » un reportage sur le Palais de justice de Dakar abandonné. Mais la lecture de celui-ci et la vision des photos qui l’accompagnaient ont provoqué une séquence nostalgie, confirmant mon chagrin de la disparition du monde d’avant qui avait entre autres caractéristiques  d’être celui de mes vingt ans.

Je vais dire pourquoi en quelques lignes pour remercier Libé et qu’ils sachent qu’ils auront eu au moins un lecteur que cela aura touché.

L’histoire se passe en 1977. Léopold Sedar Senghor règne sur le Sénégal depuis l’indépendance. L’intellectuel lettré dont les élites françaises raffolaient, qui s’était approprié sans vergogne le concept de « négritude » dirigeait son pays d’une main de fer. Démocrate approximatif, il avait instauré un régime de parti unique au sein duquel pullulaient les fonctionnaires français. Le ministre de l’intérieur était un français blanc, choisi par Foccart qui faisait peur à tout le monde. Ce qui faisait du Sénégal un maillon paisible de la Francafrique. Plusieurs facteurs incitèrent Senghor à mettre de l’eau dans son vin. Tout d’abord, l’arrivée de la gauche au pouvoir en France devenait possible sinon probable. Une tragédie avait aussi fait un peu de bruit en France et sérieusement écorné l’image de grand intellectuel démocrate francophile à laquelle le président sénégalais tenait tant. Un étudiant normalien brillant très connu à Paris, enfermé avec ses frères dans la forteresse de Gorée pour leurs activités politiques était mort sous la torture. Il était donc urgent de se racheter une conduite. Senghor sollicita pour son parti unique, rebaptisé pour l’occasion « Parti Socialiste », l’adhésion à l’Internationale du même nom. Où il lui fut répondu que l’existence d’un ou deux partis supplémentaires serait plus convenable et faciliterait les choses. Qu’à cela ne tienne, Senghor décréta brutalement que la société sénégalaise était structurée autour de trois grands courants de pensée : socialiste démocratique (le sien), libéral et démocratique, et marxiste-léniniste (!). Et qu’il ne pouvait donc y avoir que deux autres partis, dès lors qu’ils acceptaient un des deux labels restant. Abdoulaye Wade récupéra celui de « libéral et démocratique ». Pour le troisième, dans un pays en grande partie peuplé de musulmans animistes, se prétendre marxiste-léniniste était la voie directe pour des congrès de cabine téléphonique. Qu’à cela ne tienne, un ancien gauchiste, pharmacien de son état, se proposa et on lui offrit une officine se en contrepartie. Circulez, il n’y a plus rien à voir, et de place pour personne d’autre. Cette mascarade convint parfaitement à l’Internationale Socialiste où Senghor, fut accueilli pompeusement.

Mais il y avait aussi une raison cachée. Senghor souhaitait se débarrasser de son seul véritable rival politique Cheikh Anta Diop, autre intellectuel de réputation internationale, dont le président sénégalais craignait comme la peste la supériorité intellectuelle et politique. Cheikh Anta refusa de souscrire à la pantalonnade politique initiée par Senghor, s’exposant alors ainsi que ses partisans à une répression qui ne fut pas tendre

Une des procédures devant être examiné devant la cour suprême, je fus sollicité pour défendre Cheikh Anta Diop aux côtés des confrères sénégalais. Ce premier voyage militant en Afrique de l’Ouest reste un grand souvenir. Je découvris, déçu la personnalité terne et racornie de Senghor. Pour être séduit par celle de Cheikh Anta Diop avec celles des intellectuels de très haute volée qui l’entouraient. Je rencontrais aussi Mamadou Dia autre opposant farouche que Senghor avait embastillé et qui venait d’être libéré après 15 ans d’incarcération. À quoi s’ajoutait, l’exploration de Dakar et de Saint-Louis dans les «s’en fout la mort » bien nommés, les visites en brousse, la découverte de la Kora mandingue, et les rencontres avec la pauvreté et la dignité africaine. Cette expérience fut une chance pour mes vingt-sept ans. Il y eut aussi le combat judiciaire, avec cette foule de vingt mille personnes devant le palais de justice, la salle d’audience de la cour suprême, pleine à craquer vibrant et réagissant à tous les effets de manches comme les avocats sénégalais, fins et cultivés en raffolent. Le trac terrible au moment de prendre la parole et le plaisir délicieux de l’ovation une fois les derniers mots prononcés. Alors, revoir les photos de cette salle d’audience abandonnée, de ces archives piétinées, cela a ravivé tous les souvenirs. Et en particulier celui d’un petit incident que je me rappellerai toujours avec gourmandise.

La cour suprême était présidée par un conseiller d’État français (!) également choisi par Foccart. Ce qui mettait les avocats sénégalais dans une rage compréhensible. En leur compagnie nous avions été nous présenter au président la veille de l’audience. De façon impromptue et sans rendez-vous préalable, ce qui fait que nous dûmes attendre un petit quart d’heure avant de voir une secrétaire fort belle et un peu ébouriffée sortir du bureau pour nous inviter à entrer. L’atmosphère était un peu tendue car mes camarades détestaient cordialement ce juge colonial. Assis à l’extrême gauche de notre petite brochette, et seul dans ce cas-là, j’avais une vue directe sur la moquette à côté du bureau. Sur laquelle reposait un magnifique et ample soutien-gorge de dentelle d’un très beau rose dont on pouvait imaginer le rendu sur une peau brune. Le président horriblement gêné vit que j’avais vu. Et avais compris à quelle activité le haut magistrat guindé, se livrait avec sa secrétaire lorsque nous étions arrivés. Évidemment je restais muet.

Mais le lendemain, de façon très déloyale et pour surmonter mon trac, je veillais lors des deux heures de ma plaidoirie à le fixer le plus souvent possible dans les yeux. Il y pensait, et savait que j’y pensais aussi. Revoir sur les photos, son siège dans la salle abandonnée a réanimé le plaisir de cette méchanceté.

Le ministère de l’intérieur sénégalais me fit savoir deux jours plus tard que mes propos d’audience avaient contrarié Senghor et que j’étais expulsé et frappé d’une interdiction de séjour. L’agrégé de grammaire était particulièrement susceptible car aucun des médias sénégalais tous obéissants n’avait fait la moindre mention de la procédure, ni bien sûr de mes paroles. Pour me dissuader d’essayer de revenir, on me secoua un peu au moment des formalités de police avant de prendre l’avion. Ce fut désagréable, mais sans gravité.

Cheikh Anta Diop est mort comme plupart de ses camarades, mes amis. Senghor a été statufié et son grand rival oublié.  Mes vingt ans se sont enfuis beaucoup trop vite. Rien, absolument rien de ce que nous espérions ne s’est produit ni au Sénégal ni en France. Le palais de justice de Dakar abandonné, est une des grandes nécropoles contemporaines nous dit Libération. Nécropole qui n’abrite pas seulement des archives piétinées. Y traînent aussi quelques fantômes, des illusions dissipées, des espérances disparues, et le souvenir de jours de bonheur. Et qui sait, et ce serait logique, dans un coin sous une pile de papiers, un soutien-gorge de dentelle rose.

Photo/ Intérieur de la Cour suprême (© Jean-Pierre Bat 2015)

Régis de Castelnau

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