La morgue tranquille

Juppé Photo

Alain Juppé, trop droit dans son box.

Il faut croire que c’est la semaine de déconstruction de « narratives » visant à faire passer des coupables pour des innocents.

Hier c’était le futur candidat à la présidentielle de la gauche de gauche Jérôme Kerviel.

Aujourd’hui  je publie l’article que j’ai commis dans le numéro de juin du magazine Causeur. Cette fois-ci celui que j’invite à descendre du piédestal est le bon Nestor.

Pour ceux qui veulent gagner du temps, l’essentiel de la conclusion :

 «La possibilité pour un condamné définitif ayant accompli sa peine, de se présenter aux élections, fussent-elles présidentielles, ne pose pas de problèmes juridique. C’est un problème moral qu’il appartient, en démocratie, aux électeurs de trancher. Encore faut-il que ce soit sur la base d’une information sincère, ce que la légende du fusible pour Jacques Chirac n’est pas. Alain Juppé n’a été victime que de ses propres agissements et de son comportement. »

Si Alain Juppé gagnait la primaire de la droite, je crois que j’envisagerai très sérieusement une demande d’asile politique à l’île Maurice.

 

Alain Juppé a de la chance. Les Français viennent de faire en grand l’expérience d’Ulysse dans son voyage de retour en tombant de Charybde-Sarkozy en Scylla-Hollande. Passés d’un parvenu détesté à un incapable humiliant, ils voient venir avec angoisse la prochaine échéance car il n’y a pas grand monde de crédible ou de disponible sur le marché. Qu’à cela ne tienne, on va leur proposer une construction parfaitement artificielle prétendant qu’on va tout changer, pour que surtout rien ne change. C’est un classique, Raymond Barre, Édouard Balladur, et DSK en savent quelque chose. Alain Juppé a vu la fenêtre de tir, et s’y est engouffré, soutenu par une opération de communication d’envergure. Effacés ses multiples échecs politiques, dès lors qu’il quitta l’ombre protectrice de Jacques Chirac, oubliés les traits de caractère tout de suffisance cassante, gommées les convictions politiques d’européiste austéritaire des plus classiques. « Il a changé », nous serinent les médias, et même son âge, quand même avancé, est présenté comme un avantage. « Dans ces conditions, il ne fera qu’un mandat », dit-on pour nous rassurer. Reste tout de même un petit problème, Alain Juppé arbore un casier judiciaire, ce qui est un peu ennuyeux. Les journalistes excités par la chasse au Sarkozy s’interrogeaient doctement sur la possibilité pour celui-ci, mis en examen et présumé innocent, de se présenter à la primaire de la droite, en oubliant que leur champion est, lui, condamné définitif.

Il est vrai que les pratiques républicaines du Parti socialiste ont ouvert la voie avec un Premier ministre, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, un secrétaire d’État aux Affaires européennes et un secrétaire national du Parti, tous dotés de casiers judiciaires chargés. Alors, pour traiter le problème, les spin doctors vont réactiver le récit du pauvre Alain Juppé ayant payé pour Jacques Chirac. Malheureusement, c’est une fable.

Petit retour en arrière, les années 1980 furent celles de l’argent fou en politique, où la corruption de la décision publique fut le moteur essentiel du financement des partis. La fameuse loi de 1990 sur le financement public était destinée à mettre fin aux délires. C’était une révolution et il a fallu un certain temps pour compléter le dispositif légal, permettre à la jurisprudence de préciser ce qui devait l’être, et aux acteurs de s’adapter. Les Italiens, confrontés à un phénomène identique avaient traité le problème en se débarrassant de toute une classe politique. La fameuse opération Mains propres qui eut entre autres conséquences celle de permettre l’arrivée au pouvoir de Silvio Berlusconi… En France, ce fut l’opération Mains moites. La justice et les médias mirent la classe politique sous surveillance en utilisant la décimation, la violence de ce qui arrivait à quelques-uns devant faire réfléchir les autres.

Alain Juppé fut un gibier facile, ses traits de caractère et ses comportements ne firent qu’aggraver les choses, et Jacques Chirac n’y est pour rien si ce n’est pour avoir adoubé celui qu’il appelait « le meilleur d’entre nous ». Parce qu’Alain Juppé doit tout à Jacques Chirac qui lui a mis le pied à l’étrier, l’a protégé, lui a trouvé une circonscription sur mesure, et l’a ensuite nommé Premier ministre. Il faut rappeler que, pendant les années folles, la gauche était au pouvoir d’État et bénéficiait entre autres de la manne des rétrocommissions de contrats à l’export et de l’appui bienveillant des grandes sociétés nationales. En contrepartie, la Ville de Paris était une forteresse fournissant au RPR les commissions sur les marchés publics et les emplois fictifs de permanents. Alain Juppé occupait le poste stratégique d’adjoint aux finances de la Ville depuis 1983, et depuis 1988 celui de secrétaire général du RPR.

Concernant sa mise en cause, les choses se sont passées en trois temps. Tout d’abord il avait bénéficié en pleine campagne électorale de l’appui de l’afficheur Decaux inondant Paris d’affiches dans les fameuses « sucettes », vantant un de ses livres. Cela fit beaucoup grincer, et pourtant n’eut aucune suite, ce qui suscita quelques aigreurs. La revanche intervint rapidement avec le Canard enchaîné, qui souleva le problème de la gestion du domaine privé de la Ville de Paris, quelques jours après sa nomination comme Premier ministre par Jacques Chirac au printemps 1995. Comme adjoint aux finances de la capitale, Alain Juppé avait la surveillance et l’administration de cette gestion, et les fonctionnaires lui en rendaient compte, afin qu’il puisse prendre les décisions d’affectation des logements. Et c’est là qu’on constata qu’il avait une conception particulière de son mandat public, puisqu’il l’utilisait, pour loger des membres de sa famille et lui-même au passage, dans des logements parisiens de qualité à des loyers défiant toute concurrence. Tout juste si certains des baux ne portaient pas deux fois la signature de l’adjoint aux finances, une fois comme bailleur une autre fois comme locataire…

Ce mélange des genres entre la décision publique et l’intérêt personnel est depuis longtemps prohibé. Auparavant cela s’appelait l’ingérence, aujourd’hui la « prise illégale d’intérêts ». L’infraction était constituée, la polémique fit rage, et le procureur de Paris qui subit de fortes pressions trouva une solution élégante. Probablement soucieux de ne pas perturber le début de mandat de Jacques Chirac, il constata la réalité de l’infraction mais proposa un classement sans suite sous condition. Qu’Alain Juppé déménage de son duplex de 170 m² avec parking de la rue Jacob – dans le 6e arrondissement. Obligé d’obtempérer, celui-ci, se considéra comme victime d’une horrible injustice, et « droit dans ses bottes », ne voyant pas où était le problème, puisqu’il aurait pu bénéficier d’un logement de fonction, et qu’il était bien gentil d’avoir payé un loyer, même faible, à la Ville de Paris. On appréciera la qualité de l’argument et l’imperméabilité à tout raisonnement juridique de base. Cette rigidité arrogante laissera des traces dans la tête de beaucoup de magistrats.

La troisième étape de ce chemin de croix bifurqua de la polémique politico-juridique vers l’épreuve judiciaire elle-même, qu’Alain Juppé aborda avec, malheureusement pour lui, la même inconscience. Affaibli par son humiliation des élections législatives après la dissolution de 1997 où il fut brutalement débarqué entre les deux tours au profit de Philippe Séguin pour essayer de sauver les meubles, il devint une cible tentante.

La gauche au pouvoir, le moment était venu de se faire le RPR. Les magistrats du tribunal correctionnel de Nanterre ne se firent pas prier pour mener une instruction tambour battant et en 1999, Alain Juppé fut mis en examen pour « abus de confiance, recel d’abus de biens sociaux, et prise illégale d’intérêt ». Il sera renvoyé début 2004, et avec lui dans la charrette une fournée de dirigeants, secrétaires et autres trésoriers, occultes ou pas, du RPR de l’époque où Alain Juppé était secrétaire général puis président du parti, mais aussi et c’était l’essentiel du problème, adjoint aux finances de la Ville de Paris pendant la même période. Au centre des incriminations il y avait la question des « emplois fictifs » de la Ville de Paris, c’est-à-dire des fonctionnaires payés sur fonds publics mais qui travaillaient exclusivement pour le Parti. La connaissance que j’avais du dossier et ma pratique professionnelle de l’époque m’incitaient à penser qu’il était possible de limiter les dégâts. Malheureusement, toujours verrouillé dans la conscience de sa supériorité et son inculture juridique, Alain Juppé considérait la procédure comme une injure personnelle infondée, ce qui l’amena à développer une stratégie d’audience suicidaire.

Il commença, mauvaise pioche, par prendre de haut les magistrats du siège en invoquant sa légitimité politique opposée à leur légitimité judiciaire. Il nia ensuite les évidences, choix particulièrement malheureux, et ce d’autant que dans ce genre d’affaires, les amitiés politiques ne comptent plus pour les coprévenus. Chacun pour soi et « c’est pas moi, c’est l’autre » sont les seuls mots d’ordre, d’autant plus quand le chef vous lâche. Alain Juppé ayant trouvé indigne de son rang de paraître régulièrement aux audiences, ne s’y présenta que trois fois en trois semaines… Les absents ayant toujours tort, il vaut mieux faire attention quand vos oreilles sifflent, et lorsqu’on est face à des magistrats qui tiennent le manche avec votre avenir entre leurs mains, la prudence élémentaire invite à être au moins courtois.

Résultat, ce fut un massacre ; 18 mois de prison avec sursis et une inéligibilité fixée à dix ans ! Grâce à une astuce dont je ne sais pas lequel des trois magistrats eut l’idée, mais qui permit de proclamer cette énorme durée non pas en prononçant la sanction, mais en constatant qu’elle l’était de fait par l’application de l’article L-7 du Code électoral. Cet article inconstitutionnel, et depuis abrogé, prévoyait une peine automatique de cinq ans d’inéligibilité portés à dix ans pour les parlementaires, en cas de condamnation pour une infraction du chapitre « des atteintes à la probité » du Code pénal. J’avais écrit alors un article pour affirmer qu’Alain Juppé n’était pas inéligible à la suite de ce jugement. Je maintiens ma position aujourd’hui, mais à l’époque cela avait fait rigoler tout le monde. Ce cataclysme provoqua la sidération au sein de la droite politique, témoignant une fois de plus sa difficulté à appréhender le rôle et le fonctionnement de l’institution judiciaire. Je me rappellerai toujours la réflexion d’un membre de l’entourage me disant : « cette condamnation est incompréhensible, la présidente du tribunal est dame catéchiste».

Partant de si haut, la cour d’appel de Versailles, même si elle avait été portée à l’indulgence, ne pouvait guère que colmater. La décision rendue à la fin de l’année 2004 ramena les choses à de plus justes proportions, la peine de prison fixée à 14 mois avec sursis et l’inéligibilité à un an. Cela étant, les attendus en disent long et méritent une petite citation : « Il est particulièrement regrettable qu’au moment où le législateur prenait conscience de la nécessité de mettre fin à des pratiques délictueuses qui existaient à l’occasion du financement des partis politiques, M. Juppé n’ait pas appliqué à son propre parti, dont il était le secrétaire général à l’autorité incontestée, les règles qu’il avait votées au Parlement… Il est également regrettable que M. Juppé, dont les qualités intellectuelles sont unanimement reconnues, n’ait pas cru devoir assumer devant la justice, l’ensemble de ses responsabilités pénales et ait maintenu la négation de faits avérés. »

La possibilité pour un condamné définitif ayant accompli sa peine de se présenter aux élections, fussent-elles présidentielles, ne pose pas de problèmes juridiques. C’est un problème moral qu’il appartient, en démocratie, aux électeurs de trancher. Encore faut-il que ce soit sur la base d’une information sincère, ce que la légende du fusible pour Jacques Chirac n’est pas. Alain Juppé n’a été victime que de ses propres agissements et de son comportement. On dit qu’il a changé. Beaucoup pensent que c’est en pire. Son attitude vis-à-vis d’Éric Woerth au moment du procès Bettencourt à Bordeaux et cette façon qu’il a d’appeler Nicolas Sarkozy Paul Bismuth dans ses meetings démontrent que c’est effectivement à craindre.

 

 

 

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Régis de Castelnau

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