Qui était Charlie ? Todd n’avait pas tout faux

Charlie manif

Qu’est devenu Charlie ? Quelques mois après grande communion du 11 janvier, Emmanuel Todd avait publié un brûlot sur une place publique encore grouillante, dressant un portrait peu flatteur de la réalité de l’esprit du 11 janvier. Les réactions lors de sa parution avaient été unanimes, l’indignation emporta tout sur son passage et on vit, chose rare, des personnalités antagoniques telles que Alain Finkielkraut et Patrick Cohen se donner la main pour réprimander le blasphémateur. Ces réactions auraient mérité une analyse sociologique tant elles furent édifiantes. Sans doute encore sous le choc des dix-sept meurtres de ce début d’année noire, la classe intellectuelle et médiatique s’insurgeât contre le déterminisme de l’analyse empirique proposée par Todd, contredisant la vision d’un Homme universel, au libre arbitre inaliénable. Comment osait-il, alors que la plaie était encore béante, y déverser un bol d’acide ? Comment pouvait-il disqualifier l’unanimisme rassurant des 4 millions de manifestants ? Comment pouvait-il accuser les couches moyennes d’islamophobie ? La brutalité de la riposte amena Todd à se retirer sous sa tente et observer un carême médiatique de quelques mois. Il serait peut-être intéressant de revenir plus calmement sur les thèses avancées dans ce livre à la lumière de ce qui s’est passé depuis deux ans.

Quelle unanimité ?

Selon l’auteur, loin du caractère unanime vanté par les médias de la manifestation, la plus « réussie des Manifs Pour Tous » fut en réalité, au regard de la cartographie des mobilisations, une remarquable coalition sociale. Réunissant le bloc MAZ (classe Moyenne, personnes Agées, catholique Zombie), partie haute de la classe moyenne avec sa partie basse dite « intermédiaire », l’esprit 11 janvier reflète en réalité une perte de sang-froid des classes jusque-là relativement préservées par la brutalité de la globalisation néolibérale. Traversant une crise religieuse ou quasi-religieuse, le vide métaphysique, l’absence de perspectives tangibles et l’infiltration de l’insécurité économique à travers l’appauvrissement de ses enfants, les classes moyennes supérieures auraient réussi à fédérer le bloc social inférieur dans leur besoin partagé de désigner un bouc émissaire responsable de son mal-être, faisant croire aux catégories intermédiaires qu’elles étaient toujours partie du tiers prospère de la population alors qu’elle n’en seront bientôt plus.

Derrière l’immense élan de solidarité revendiqué consciemment par les manifestants, se cacherait une réalité économique concrète et visible, quoique volontairement niée par les classes dirigeantes et une réalité anthropologique plus pointue et contre-intuitive, particulièrement pour la tradition rousseauiste encore largement dominante au sein des consciences françaises.

Todd constatait l’absence de remise en cause du libre-échange qui surexploite la jeunesse par les bas salaires ou la marginalise par le chômage, le tout ne profitant qu’à l’optimisation des retraites, principale source de capital en France. Aucune remise en cause de l’euro, monnaie forte et stable gérée depuis l’Allemagne dont la seule préoccupation est de lutter contre l’inflation et dont la seule finalité positive est d’optimiser les retraites par un mécanisme de baisses généralisées des prix épargnant les revenus fixes et garantis que sont les retraites. Aucune remise en cause du mimétisme monétaire avec l’Allemagne, pays dont la fécondité est inférieure d’un tiers à la nôtre, condamnant de facto une partie de la jeunesse française à la mort économique et sociale dans sa frange la plus vulnérable. Sans parler de la médiocrité de nos élus et de la faillite absolue de Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur impuissant, aujourd’hui premier ministre transparent.

L’économie n’est pas tout ?

« Oui mais l’économie n’est pas tout ! On ne peut pas diluer le culturel dans le social ! » Et c’est là que l’analyse de Todd devient vraiment dérangeante.

La structure familiale de ces régions périphériques postchrétienne, toutes charlistes dans leurs bastions supérieurs présente un caractère d’inégalité, faiblement diffus dans le subconscient des individus mais exacerbé par la stratification des niveaux d’études de la population, entre éduqués primaires, éduqués secondaires et éduqués supérieurs qui se pensent supérieurs. L’agrégation de valeurs ou croyances individuelles faibles accouche, à l’approche d’une masse statistique critique, d’un système fort. Acceptant l’inégalité, pressentant ses intérêts de classe dans la perduration du libre-échange et du maintien de l’euro, le bloc MAZ ne voit donc aucune objection à ce que l’Allemagne domine la zone euro, et que la France, par l’intermédiaire de ce bloc hégémonique, retrouve sa place de brillant second d’une heure véritablement sombre de son histoire.

Profitant de « l’athéisme difficile » du cœur français allant du Bassin parisien à la façade méditerranéenne, berceau de la Révolution et fondamentalement égalitaire, privé d’un ennemi structurant qu’était autrefois l’Eglise, le rapport de force des systèmes des valeurs est donc à l’avantage du bloc MAZ : tendance inégalitaire, fidèle à l’euro et à la domination allemande, dur aux pauvres et insensible aux faibles.

L’ostracisation du FN lors de la manifestation et la relégation de la Russie, à travers la présence de Serge Lavrov en queue de cortège appuie la thèse de la monté de valeurs d’inégalité. L’électorat FN est majoritairement issu des zones égalitaires du pays qui ont fait la Révolution et dont la corrélation avec la présence d’immigrés est insignifiante. Le système familial russe, autoritaire et égalitaire, entre donc en totale contradiction avec les « valeurs » d’un bloc MAZ représenté admirablement par le PS, inégalitaire et différentialiste, préférant la ségrégation économique des minorités et l’exaltation de leur différence, cocktail explosif envoyé à la figure des classes populaires françaises fragilisées, égalitaires et universalistes parties en gros bataillons chez le FN.

La désintégration du système familial maghrébin, le choc frontal à l’individualisme de la société post industriel induit une instabilité psychologique dont l’absence de perspectives économiques et sociales concrètes ouvre un boulevard à l’emprise délétère des barbus. Mécanique infernale, elle induit également un antisémitisme virulent, voyant chez leurs compatriotes juifs, autrefois voisins de quartier, un système anthropologique stable et protecteur contre l’abstraction du marché dont eux sont en grande partie privés.

Charlie n’a pas grandi.

 Deux après sa naissance, Charlie n’a pas grandi. Force est de constater qu’il continue quand même, alimenté par des drames de moins en moins supportables, à jouer son rôle de masque, de la crise économique et sociale, et de l’impasse politique dans laquelle la France est enfermée faute de véritable remise en cause de l’Union Européenne et de son fonctionnement. La réaction de haine de classe à l’égard de brexiteurs et de l’électorat de Trump de la part de notre classe moyenne supérieure laisse à penser que le chemin vers une remise en question radicale de l’euro, un refus de la domination économique de l’Allemagne et un désenchantement de la foi stupide et bornée d’un libre-échange moribond n’est pas à l’ordre du jour.

Même certains conservateurs français, critiques déterminés du néolibéralisme mondialisés, ont rallié avec armes et bagages François Fillion à la primaire de droite, qui mêle gaillardement thatchérisme ringard et lobby postchrétien. Ce qui laisse craindre un long tunnel sans Lumières… L’inégalité et la stratification culturelle ont de beaux jours devant elles. La fragmentation de la société va perdurer, empirer, et rien ne sera possible tant que la nation, espace légitime de la délibération démocratique ne reprendra pas son destin en main. Ce qui est, qu’on le veuille ou non un préalable au traitement efficace des questions de l’immigration et du terrorisme. La progression inacceptable de l’islam politique en France n’est qu’une des conséquences de la mondialisation malheureuse et de son avatar européen, l’UE sous domination allemande.

Alors non vraiment, Emmanuel Todd n’avait pas tout faux. Et mai 2017 ne va rien régler. En attendant, serrons les dents et invoquons l’un de ses auteurs favoris : « Il n’y a que la mauvaise foi qui sauve* ».

*Philippe Muray, Désaccord parfait.

 

Régis de Castelnau

4 Commentaires

  1. Il y a des éléments intéressants dans certe analyse, sur les motivations inconscientes notamment. Ils ne s’appliquent pas à la réaction émotionnelle du public parisien de ce rassemblement, qui aurait pu tout aussi bien se produire après un séisme important, la destruction d’un monument ou le décès d’une figure de la nation, dans certaines conditions. Toute cette sociologie pourrait être mieux appliquée ailleurs. Quant au silence tout relatif de Mr Todd, il succède à une surexposition finalement stérile : les derniers temps, le pauvre diable avait l’air épileptique! Bon repos, Mr Todd, ne revenez pas trop vite.

  2. il n’y a absolument aucune raison qu’il y ait un jour défragmentation de la société. d’ailleurs, ça n’a jamais existé. je crois au contraire qu’il faut que ceux qui se ressemblent (autour de l’ESS et de la culture en général, le non-profit pour faire son américain …) s’assemblent, construisent une société parallèle autosuffisante et éventuellement agrègent d’autres personnes, pas intéressées au départ. ça prendra un siècle environ.

  3. M. de Castelnau, votre article est d’une précision chirurgique. Pour ceux qui comprennent l’allemand, et dans exactement ce contexte, les analyses de l’économiste Ernst Wolff et celles du Prof. Dr. Schachtneider (d’horizons politiques pourtant si différents!) rejoignent les vôtres. Notre problème actuel, c’est que si les Globalisateurs-Pères Fouettards ne respectent aucune frontière, les Gaullistes des différents pays européens restent retranchés voire isolés derrière les leurs.

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