Mamoudou Gassama : un si court moment de grâce

Tombé par hasard, samedi soir, sur la vidéo du sauvetage de la rue Marx Dormoy à Paris, j’ai pu passer un moment assez magique. À voir un jeune homme n’hésitant pas une seconde pour escalader à main nue et à la force des bras la façade d’un immeuble et aller y sauver un enfant. Le tout sous les encouragements et acclamations d’une petite foule. Courage, désintéressement et altruisme, tous les ingrédients étaient là, pour provoquer une bouffée d’émotion et de gratitude. Il y a comme ça des petites séquences qui font du bien. Apprendre rapidement la difficile situation, juridique et matérielle, du sauveur, va renforcer l’empathie pour le Malien arrivé en France, en septembre 2017, par le dangereux chemin des migrants, et parlant français comme une vache espagnole. Personne ne sait comment on dit héros en bambara, mais tout le monde va le faire en français et lui dire aussi, toujours en français, que maintenant il fait partie de la famille.

La preuve par Mamoudou 

Hélas, ce petit moment de grâce ne va pas durer. Broyé qu’il va être par le traitement que la société française, tendue comme une corde à violon, va lui infliger. Chacun s’en emparant, les uns par calcul cynique et utilitaire, les autres pour le mettre au service de leurs petites boutiques, et enfin ceux pour qui l’arrivée massive des migrants, après la folle décision d’Angela Merkel en 2015, est une souffrance.

les différentes récupérations ont pris parfois des formes obscènes, comme celles de ces belles âmes toujours promptes à s’acheter une bonne conscience avec l’argent des autres. On les a vus afficher une jubilation revancharde et répéter, du haut de leurs estrades confortables, que les frontières étaient une horreur, que l’exploit du jeune Malien prouvait que les migrants étaient une chance, et que les pauvres étaient des salauds de ne pas vouloir partager avec eux. Le pouvoir politique, suivi servilement par son appareil médiatique, s’est précipité pour se livrer à une opération de communication dont on voit clairement les objectifs.

Annoncées à grand son de trompe, la naturalisation du héros et son incorporation éventuelle chez les sapeurs-pompiers nous ont été présentées comme une faveur royale dispensée par le souverain. Derrière lequel se sont bousculés tous ceux qui, d’Hidalgo à Collomb, en passant par BHL, ont pensé utile de prendre la pose. Mamoudou Gassama, passant de main en main, s’est retrouvé sur un nuage manifestement heureux et profitant du conte de fées qui le voit accéder à la célébrité et obtenir la réalisation de son rêve : un titre de séjour et un boulot. Tant mieux, il ne les a pas volés.

Mais, pour le reste, la manœuvre est apparue pour ce qu’elle était, au-delà des gains de communication immédiats. Ian Brossat, conseiller municipal soi-disant communiste de Paris, a mangé le morceau. « Avis à ceux qui crachent sur les migrants à longueur de journée. Merci Mamoudou Gassama. » Car voilà notre héros enrôlé dans le combat de ceux qui, comme Angela Merkel, le patronat allemand, Jean-Claude Juncker, la commission européenne, les néolibéraux, voient dans une arrivée massive et incontrôlée de migrants une opportunité politique et économique. Peu importe la violence que subissent la quasi-totalité de ces malheureux migrants victimes du sous-développement chez eux, à qui on promet l’eldorado et qui se lancent dans des parcours de tous les dangers. Pris en charge en Italie par les mafias italiennes et nigérianes, par des trafiquants de chair humaine, aidés par des passeurs irresponsables qui jouent les bons samaritains pour se distraire quand ce n’est pas directement pour de l’argent, et qui se moquent en général de ce qui arrivera ensuite à ceux qu’ils prétendent avoir aidés par humanisme. Les malheureux trouveront toujours le déracinement, le choc culturel, la prostitution, la misère matérielle et morale et, dans le moins pire des cas, l’exploitation éhontée.

Salauds de pauvres!

Peu importe aussi la violence qui est ainsi faite aux couches populaires, à la France périphérique, aux invisibles. Tous ces abandonnés, confrontés à une véritable misère, celle d’un pays soumis à l’austérité, avec ses six millions de chômeurs et huit millions de pauvres. À qui l’on vient dire : « Vous n’avez plus grand-chose, mais on va quand même vous le prendre pour le donner à ceux qui viennent d’arriver ». Pour illustrer, juste le triste exemple que je connais particulièrement, celui des services de la protection de l’enfance des Conseils départementaux, soumis, par des associations utilisant de faux migrants mineurs isolés dans un système quasi mafieux, à un véritable pillage. Qui devrait se monter à deux milliards d’euros pour l’année 2018 !

Alors, comment s’étonner des réactions de rage face au barnum auquel nous venons d’assister ? De l’incendie complotiste sur des réseaux qui hurlent stupidement au coup monté ? Que répondre à ceux qui rappellent que le jeune Marin, handicapé à vie pour être intervenu pour protéger un couple, n’a jamais été reçu par personne lui ? Comment justifier le silence de la presse nationale sur cette jeune fille agressée et frappée dans un train par deux migrants afghans demandeurs d’asile pour une tenue par eux jugée trop légère ? Agression qui s’est déroulée le même jour que le superbe exploit de Mamoudou Gassama. Souvenons-nous aussi, parce que c’est de même nature, de ce François Hollande jamais en retard d’une indignité, refusant d’aller visiter les deux policiers de Viry-Châtillon dans leur chambre du service des grands brûlés de l’hôpital Saint-Louis, pour se précipiter dans la chambre de Théo, dont on sait très bien aujourd’hui ce qu’il fallait en penser.

Mamoudou Gassama, le dernier stade du néo-libéralisme

Voyez-vous, Monsieur Brossat, les gens que vous insultez ne « crachent » pas sur les migrants. Il y a sûrement des imbéciles et des racistes qui le font, mais il y a surtout massivement des gens qui souffrent de tout ce qu’on leur impose et qui savent que vous et vos semblables êtes à l’origine de ce qu’ils considèrent à raison comme une violence. Et la façon dont, accompagné de beaucoup d’autres, chef de l’État en tête, vous vous êtes emparés de l’acte du jeune Malien, en est une nouvelle preuve. En le privant de sa seule et vraie valeur, celle de la preuve de l’altruisme humain. Vous l’avez enrôlé au service d’une mauvaise cause. Celle des nouvelles formes d’exploitation des hommes que la mondialisation entend nous imposer.

Car il faut appeler un chat un chat. Ce à quoi nous assistons actuellement nous ramène une fois de plus aux eaux glacées du calcul égoïste. L’UE nous impose la libre circulation des capitaux et des marchandises avec les conséquences que l’on connaît : la délocalisation de l’industrie et la dislocation de la classe ouvrière, qu’elle soit française ou immigrée. Cette main-d’œuvre est considérée aujourd’hui comme obsolète, il faudra donc la remplacer. Ce sera donc la libre circulation des hommes, on a besoin de bras pour les services. Alors va pour des Éthiopiens, des Afghans, des Sri Lankais, que l’on pourra exploiter et mal payer. Chaque ethnie aura son quartier et on appliquera la bonne méthode du communautarisme : diviser pour régner. Comme dans les plantations du Nouveau monde au XVIIe et XVIIIe siècle, où l’on plaçait côte à côte dans les champs les esclaves d’origines différentes afin qu’ils ne puissent pas communiquer entre eux.

L’affranchissement pour Mamoudou?

On me répondra que parler d’esclavage est complètement excessif. Tant que ça ? Il y a l’épreuve terrible du voyage vers l’Europe, la mise en coupe réglée des routes par les trafiquants, les marchés aux esclaves de Libye, la mainmise des mafias en Italie, les camps qui les rassemblent à l’arrivée et la misère qui les y attend. Et puis il y a cette lecture de l’événement imposée par le battage médiatico-politique qui m’a renvoyé à une caractéristique particulière de tous les esclavages : la possibilité de l’affranchissement. Cette possibilité intégrait à la servitude l’hypothèse de la liberté et de la rédemption, et y faisait exister une forme d’espérance. D’Épictète l’esclave philosophe à Edmond Albius le pollinisateur de la vanille, l’histoire de l’esclavage relate la vie de ceux à qui leurs mérites permirent d’échapper à leur condition.

La manière dont le système s’est emparé de l’acte de Mamoudou, et notamment la décision d’Emmanuel Macron que l’on ne peut pourtant qu’approuver, y renvoie. Accompagnée de cette incroyable campagne, la façon dont lui a été donnée cette forme « d’émancipation pour mérite exceptionnel », est finalement partie intégrante de ce système condamnable.

Qui laissera d’autres migrants dans leur misère. Et les couches populaires françaises dans leur désarroi.

 

Régis de Castelnau

21 Commentaires

  1. Merci pour cet article… Mesuré… Et oui, la société française est tendue… Jusqu’à quand? Bien à vous

  2. D’abord il faut reconnaître à sa réelle valeur l’acte de ce jeune homme qui s’est lancé sans penser une seule seconde (j’imagine !) : « Maintenant c’est mon tour je fonce tête baissée et demain je suis un héros de la sacro-sainte République dans laquelle je ne suis qu’un pauvre migrant sans papiers, sans avenir, sans espoir… « . Ensuite il est presque normal que les choses se soient passées ainsi. La reconnaissance est légitime. Reconnaissons aussi qu’il y a parfois deux poids deux mesures. Ceux qui ont quelque pouvoir devraient y réfléchir et aussi éviter la publicité inutile qui ne fait qu’enfler l’ego de tout ceux qui traînent leurs guêtres dans l’univers médiatique.
    Il est révoltant… affligeant de voir comment le moindre événement est saisi par tous les « porte-plume médiatiques » à l’affût d’un regain de pub, au mépris le plus souvent de la moindre considération de ceux dont ils se servent pour dorer leur propre pilule, faire valoir des droits supposés, valider tous les poncifs idéologiques, .
    Récupération ? Vous avez dit « Récupération » ! Oui, comme toujours.
    Sinon ce jeune homme ne parle pas « comme une vache espagnole » (Que sait-on de ses conditions de vie au Mali ?) … tout au plus pourrait-il « parler comme un basque l’espagnol ». Je sais que tout le monde commet le même glissement sémantique mais il est mieux d’écrire « comme un français en vrai français ».

  3. M. Castelnau, pensez-vous opportun d’etablir une relation (inversement proportionelle) entre la diffusion mediatique de cet episode et le black-out impose par la justice britanique sur les conditions d’arrestation de Tommy Robinson, et si oui, aurrons-nous le plaisir de vous en lire sur Causeur ?

  4. Certains éditoriaux de la presse se sont fait l’écho de l’imbroglio moral dans lequel la récompense médiatisée de ce geste, cet exploit effectivement inouï et bienvenu, a placé le public (et peut-être aussi le héros). Il faut parler de cette médiatisation comme d’un événement distinct de l’exploit lui-même, bien que ce soit très difficile, car comment rendre hommage à un tel geste sans lui donner l’écho qu’il mérite, et comment ne pas commenter cette aventure spontanée qui en quelques instants inespérés et périlleux, sauve une vie naissante; et dans les commentaires, comment ne pas évoquer la condition du sauveteur?… Le fait que ce sauveteur soit originaire d’une société où peut-être ce type de réaction est spontanée ajoute à l’édification involontaire apportée par ce fait divers heureux.
    La critique ne doit donc pas confondre le geste et les conséquences politiques que l’émotion est tentée d’en tirer, bien que la question de la condition des migrants soit éveillée s’il en était besoin. La critique, l’interrogation, peuvent cependant porter sur le ton que prennent les réactions de ceux qui croient devoir faire part de leur avis. Et sur l’automaticité des hommages au plus haut niveau et dans les plus brefs délais qu’on a coutume de voir célébrer à présent. Pour les défunts, on peut l’admettre; mais les survivants ont heureusement le temps d’attendre un peu.

  5. Ce commentaire est un autre moment de grâce; espérons que lui comme celui qu’il évoque en augureront d’autres…

  6. Très fine et juste analyse qui met au jour l’indécence de toutes ces récupérations, dont celle de celui qu’on ne devrait plus appeler que : « le Chef de la Com’ d’Etat ».

  7. Non, parler d’esclavage n’a rien d’excessif si l’on en croit la grève générale actuellement en cours en Grèce. Ces salauds de Grecs osent protester parce qu’ils travaillent gratuitement, soit que leurs employeurs n’aient plus la trésorerie suffisante pour les payer, soit que ce soient des margoulins, peu importe ! Ils osent réclamer leurs arriérés de salaires de plusieurs mois et ils râlent quand le patron leur propose d’effacer l’ardoise à condition qu’ils acceptent leur paye du mois amputée de 10, 15 ou 20% sinon c’est la porte ! Travailler gratuitement, c’est bien la définition de l’esclavage, non ? Merci MM Juncker, Moscovici, Diffenbloem et autres pantins sanglants et vive l’euro !
    Et ça n’empêche pas les mêmes Grecs de Chios ou de Lesbos d’aider les immigrants clandestins (« migrant » ne veut rien dire en français, c’est la mauvaise traduction du terme anglais, soit dit au passage) arrivant sur leurs côtes…

    • Ce n’est pas l’euro qu’il faut incriminer, dans le cas de la Grèce, comme dans les autres situations critiques que les pays d’Europe connaissent. C’est à mon avis une erreur gravissime, même si les apparences peuvent plaider en faveur d’un découplage des monnaies nationales. Ce qui a été défait ne peut être reconstituer sans que cette opération chirurgicale n’entraîne de très graves désordres de nature technique : le libellé des dettes et créances en monnaies nationales reconstituées très affaiblies sur les marchés internationaux, renchérirait mécaniquement tous les coûts de produits importés et réduirait à une valeur très faible le produit des exportations; le risque d’inflation serait alors colossal, d’autant plus que les tenants des monnaies nationales invoquent plus volontiers le recours à la planche à billets que la relance productive, certes très complexe à opérer. De plus, une telle opération qui n’apporterait aucun bénéfice substantiel aux économies nationales et même pas de marge de manoeuvre monétaire, endommagerait très gravement les coopérations européennes, qui existent à un haut niveau et dont dépendent des centaines de milliers d’emplois. Alors la radicalité s’amuse à bon compte de scenarios qui ignorent des liens juridiques, comptables et opérationnels dont dépendent une part essentiel de la richesse existant en Europe. Certes, il ne manque pas, c’est le moins que l’on puisse dire, de sujets d’inquiétude, d’alarme, de scandale. Dans le cas de la Grèce comme dans d’autres, les prêteurs qui ont saisi les perspectives de gains qu’offraient l’intégration de la Grèce dans les programmes de l’UE avec les subventions assorties, ont fait volte face de concert et exigent avant tout d’être garantis d’une part de leur mise. C’est avec leurs fonds qu’il faut compter, le budget communautaire ne pouvant jouer que comme effet de levier suivant des objectifs politiques. Ce n’est donc pas l’euro ni les politiques de l’Union prises globalement qu’il faut attaquer. j’ai souvent eu l’occasion de l’exposer ici : ce serait une erreur fatale, proche du suicide économique. L’effondrement du crédit et de l’économie de marché ne porte pas ipso facto en elle les prémices de la justice. Loin de là.

  8. J’adore vous lire mais là je ne sais quoi dire à part BRAVO et MERCI !

  9. Lorsqu’apparait, à la fin de votre article, le parallèle avec le système esclavagiste des XVII° et XVIII° siècles, on ne peut que ressentir une terrible colère contre cette société occidentale gangrenée jusqu’à l’os par le libéralisme. Aucun échappatoire possible, il s’agit bien du même système, le point d’orgue final étant « l’affranchissement / naturalisation » qui s’abat comme un coup de massue sur les prétendues bonnes consciences des Brossat (mot utilisé ici de façon générique mais j’aurais pu dire « tartuffes »).
    Il me semble cependant indispensable de rappeler ce qu’avait dit je ne sais plus qui, c’est qu’il est primordial que chacun d’entre nous mesure son degré d’insertion dans la société libérale afin de voir jusqu’à quel point on est atteint par la brossatose (maladie apparentée à la béhachélose, à l’hidalgose, etc.). Le remède est un examen de conscience radical.

  10. bravo et merci. Tout est dit. Une énorme démesure dans l’acharnement médiatique ainsi que dans la récupération politique. Outrée que je suis par le ramassis d’horreurs lues sur le net sur les faits, des complots en veux-tu en voilà. A en avoir la nausée. Merci pour cette belle analyse . Juste une précision, Marin a bien eu la même médaille d’honneur que ce jeune Malien. En effet, le jeune homme l’a reçue de la main du ministre de l’intérieur, Gérard Collomb, le 26 novembre dernier à Lyon. Ce dernier avait déclaré avoir saisi le président de la République et la Grande Chancellerie pour que la Légion d’honneur soit remise à Marin. Dossier en cours. Bravo pour vos textes. Je vous souhaite de passer une très bonne journée

  11. A propos de la naturalisation: ne faut-il pas 5 ans de séjour en France pour l’obtenir ?

  12. A propos de néo-colonialisme : il y a plus de médecins béninois en région parisienne qu’au Bénin.

    L’immigrationnisme et le sans-frontiérisme se drapent dans les grands sentiments et dans les mots grandiloquents, mais quand on gratte la surface et qu’on regarde la réalité, ce sont de belles saloperies, et pas seulement pour les pays envahis.

  13. Pas d’accord sur un point. Ces gens que vous qualifiez d’esclaves ont de bonnes chances d’acquérir la nationalité française. Sinon, leurs enfants l’auront automatiquement.

  14. Puisque vous faites allusion aux propos de Ian Brossat, on a appris depuis une nouvelle aberrante.
    Le PCF a désigné comme tête de liste NATIONALE aux élections européennes de 2019 cet adjoint d’Anne Hidalgo (1).

    Il y a quelques années (vers 2010 ou 2011), L’ancien député PCF du Rhône, André Gerin, avait dit : « le PCF est devenu un parti de bobos ». La nomination de la tête de liste aux Européennes le prouve amplement.

    Brossat est, comme vous le montrez, un « idiot utile » du capitalisme financier mondialisé.
    Certes, le PCF de 2018 est très faible. Mais, il a tout de même une dizaine de députés.
    Je suis convaincu que certains de ces parlementaires représenteraient mieux ce qui fut le parti de Georges Marchais que Brossat.

    (1) De plus, aux législatives de 2017, Ian Brossat avait soutenu dès le 1er tour la candidature de l’effarante Caroline de Haas (EELV) dans une circonscription parisienne. Ceci contre l’avis de nombreux communistes parisiens.

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