6 juin : qui a peur de l’Armée Rouge?

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Le spectacle donné par les grands médias français depuis le début de la crise ukrainienne est un sujet de consternation accablée. Tant de mauvaise foi, de xénophobie, d’ignorance et de bêtise finit par faire froid dans le dos. Le niveau de désinformation atteint est quand même très inquiétant. Et la russophobie compulsive de nos élites, abandonnant toute mesure et toute intelligence, en dit long sur leur état. Pourtant, des hommes politiques, historiens, intellectuels à l’autorité et à la compétence incontestables s’efforcent  d’injecter un peu de raison dans ce débat. Ils prêchent  dans le désert.  À bien des égards, la France officielle se déshonore. Il suffit de  se mettre à l’écoute des médias européens pour constater que nous sommes les seuls à descendre à ce niveau de bassesse. Les éditorialistes mainstream ayant pris congé de toute morale professionnelle,  ont pris la tête de la croisade. Suivis de près par les dirigeants socialistes.

Incrédule, on entend à la télévision Henri Weber, sénateur socialiste, prendre la défense des partis ukrainiens Svoboda et Pravy Sector, qui se revendiquent explicitement comme les héritiers des auxiliaires de la Shoah par balles. « Ce sont des démocrates ! » On aurait pu espérer, après la fin de la guerre froide que le parti socialiste se débarrasserait de son atlantisme. Eh bien non, il doit être génétique. L’aplatissement servile d’aujourd’hui devant la politique des USA me renvoie à des souvenirs de jeunesse. En 1966, quand Charles De Gaulle avait voulu quitter le commandement intégré de l’OTAN, la SFIO avait poussé des cris d’orfraie et déposé une motion de censure à l’Assemblée Nationale.

Je n’entends pas prendre position ici sur la crise ukrainienne, son origine, et les responsabilités respectives. Ni prendre parti entre Poutine et Obama. Il y a dans tout cela des questions géostratégiques, géopolitiques et économiques complexes. Simplement dire que le débat ne peut pas se nourrir uniquement d’ignorance, et de mauvaise foi. Comment ose-t-on donner un brevet démocratique à un gouvernement composé pour un tiers d’antisémites avérés ?

Quant à l’hystérie et  l’ignorance nous en avons une belle illustration avec les glapissements outrés des chiens de garde devant l’invitation du Président Russe aux cérémonies du 70e anniversaire du débarquement en Normandie. Certains n’hésitant pas, comme l’a fait Hillary Clinton, à comparer Poutine à Hitler ! Tout le monde trouve normal, et c’est mon cas, que l’on y invite la chancelière allemande. Nous étions ennemis et nous sommes réconciliés. En revanche le Président démocratiquement élu d’un de nos alliés dans ce terrible combat, qui a perdu, civils et soldats, la moitié du terrifiant bilan global de ce conflit (50 millions de morts), ce serait indécent ? La méconnaissance de la réalité de la guerre à l’Est reste toujours un sujet d’étonnement. La fin de la dénazification en Allemagne en 1947 pour cause de guerre froide, on peut comprendre. La scandaleuse réhabilitation de la Wehrmacht, visant à faire porter aux seuls SS la responsabilité des crimes du nazisme déjà un peu moins. Mais aujourd’hui ? Dans toutes les écoles de Russie, on raconte l’histoire de l’escadrille Normandie-Niemen comme symbole de l’amitié Franco-Russe forgée dans le combat. Les écoliers connaissent l’histoire de Maurice de Seynes et de son mécano Biezolub enterré dans la même tombe.

Qui en France, en dehors des lecteurs assidus de Jean Lopez et des militaires qui savent de quoi ils parlent, s’intéresse à ce qui fut pour les peuples soviétiques une effroyable épreuve ?

Et cette méconnaissance nourrit une idée fausse. Le peuple russe, n’a pas été spécialement gâté par l’histoire au XXe siècle. Première guerre mondiale, guerre civile, abomination stalinienne, Grande Guerre Patriotique et après, nouvelle glaciation… Nous avons dit dans ces colonnes la particularité du traumatisme de la première guerre mondiale sur le peuple français.  Et sa prégnance encore aujourd’hui.

Alors que dire de celui subi par les Russes ? 25 millions de morts, un pays détruit de fond en comble, des sacrifices proprement inouïs pour supporter et vaincre la barbarie qui leur fut imposée. Oui, imposée. J’ai pu constater personnellement, quarante ans plus tard l’existence de ce syndrome. Le souvenir de l’effroyable ordalie de 1941 qui vit la perte de 5 millions d’hommes en quelques semaines, essentiellement à cause de l’aveuglement de Staline et de leur impréparation. Celui du prix à payer pour contenir, se redresser et enfin l’emporter. Sait-on que le taux de mortalité chez les millions de prisonniers de guerre soviétiques a été de 60 % ? Il était de 20 % dans les camps soviétiques, 3 % dans les camps anglo-saxons…

Alors, penser que les Russes ont développé depuis la deuxième guerre mondiale une stratégie impérialiste et agressive, c’est faire un contresens. Bien sûr, il existe, depuis longtemps, un chauvinisme grand-russe, des courants belliqueux, mais la marque de juin 41 est tellement forte que la stratégie de ce pays est essentiellement défensive. On ne les y prendra plus.

Les pays de l’Est après la deuxième guerre mondiale ? C’était un glacis, un tampon entre eux et l’Occident. Tous les diplomates ayant officié pendant la période de la guerre froide le savent et le disent aujourd’hui. C’était également la position de de Gaulle. Depuis la deuxième guerre mondiale, dans l’Armée Rouge, une des affectations les plus prestigieuses est dans les troupes garde-frontières.

La crise ukrainienne ? Comment a-t-on pu imaginer que Poutine pouvait accepter l’installation d’une base de l’OTAN à Sébastopol ? Que l’on ait intégré tous les anciens « pays socialistes » à l’UE et à l’OTAN , et que l’on fasse mine de mettre la main sur un territoire qui appartenait il y a encore vingt ans à l’empire soviétique successeur immédiat de l’empire tsariste ? Rappelons-nous la réaction (justifiée) de Kennedy lorsqu’il apprit l’installation de missiles nucléaires soviétiques à Cuba.

Une image assez drôle circule sur les réseaux sociaux. On y voit une carte de l’Europe où figure la trentaine de bases de l’OTAN qui encerclent  littéralement la Russie. Le commentaire en est : «La Russie veut la guerre ! Voyez  comme ils ont placé leur pays tout près des bases américaines…».

Régis de Castelnau

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