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Assignations à résidence : Barbe ou cheveux longs, finalement c’est pareil.

A la suite des attentats du 13 novembre et de la déclaration de l’état d’urgence par le Président de la République, le Parlement a voté le 20 novembre une loi le prolongeant pour 3 mois (l’état d’urgence, pas le Président), tout en en profitant pour toiletter et revigorer la loi fondatrice (qui date de 1955), notamment en y insérant la possibilité pour le ministre de l’intérieur de prononcer l’assignation à résidence de toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics.

Sur ce dernier fondement, les préfets ont pris un certain nombre d’arrêtés d’assignation à résidence d’individus nullement soupçonnés d’accointances salafistes, mais dont il était estimé que leur pedigree contestataire de coloration écolo-ultra-gauchiste justifiait qu’on les fasse rester un peu au chaud chez eux, histoire de leur ôter la tentation d’aller jouer une fois de plus au caillou prisonnier avec la maréchaussée aux abords de la COP 21.

Les assignés, furibards, ont attaqué ces arrêtés devant le juge administratif, par la procédure dite du « référé-liberté », qui permet au juge, en cas d’urgence, de prendre toute mesure pour faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale commise par les pouvoirs publics.

Pour six requérants, le juge avait estimé qu’ils étaient très bien chez eux, que la condition d’urgence n’était pas remplie, et qu’il n’y avait donc pas lieu d’examiner plus avant leur requête. Fermez le ban, de quoi vous plaignez-vous, vous pouvez en profiter pour vous faire l’intégrale de Game of Thrones au lieu d’aller pointer chez Pôle Emploi, bande d’ingrats.

Mais préférant le grand air et curieux de visiter le Palais Royal, nos pénibles ont saisi le Conseil d’Etat, qui a décidé de statuer dans sa deuxième formation la plus solennelle, la Section du contentieux.

Avant toute chose, le Conseil d’Etat juge que l’assignation à résidence constitue par nature pour l’assigné-requérant une situation d’urgence qui justifie le recours au référé-liberté. Il annule donc sur ce point la décision du premier juge, et c’est fort heureux.

Il examine ensuite la question fondamentale suivante : si on décrète l’état d’urgence à cause d’attentats perpétrés par des sales safistes, peut-on en profiter pour assigner à résidence un type qui trouble de façon un peu trop violente et récurrente l’ordre public qui caractérise tellement les manifs écolos ? Deux réponses possibles pour le Conseil d’Etat :

  • Considérer lui-même que la loi doit être interprétée comme ne permettant pas d’assigner à résidence pour un motif étranger à la nature de l’événement qui a justifié l’état d’urgence, et ainsi nécessairement annuler les assignations. En tant que juge suprême parfois très constructif, il aurait certes théoriquement pu emprunter cette voie, mais la lettre claire de la loi ne lui en laissait guère la possibilité (« interpretatio cessat in claris », comme on dit pour se la raconter dans les soirées boule de fort).
  • Considérer que la loi n’établit pas de lien entre motif de l’état d’urgence et motif de l’assignation (et permet donc bien d’assigner à résidence un chevelu alors que l’état d’urgence est dû à un barbu), mais estimer alors que c’est suffisamment grave pour demander au Conseil constitutionnel ce qu’il en pense. C’est ce qu’il fait en lui renvoyant une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

Toutefois, comme il doit statuer dans les 48 heures, le juge du référé-liberté ne peut pas attendre que le Conseil constitutionnel tranche la question qui lui est renvoyée (il faut une huitaine de jours aux Sages, même pressés). Il applique donc la loi telle qu’elle existe et qu’il vient de l’interpréter (pas trop le choix), et regarde à cette aune s’il existe une atteinte grave et manifestement illégale qui justifie de prendre des mesures de sauvegarde de la liberté en cause.

Le reste est affaire d’appréciation des faits, i.e. du risque que représentent les intéressés au regard du contexte actuel et de la saturation de la mobilisation des forces de l’ordre. Là, il constate que les assignés à résidence avaient un passé un peu trop tumultueux et qu’il n’était donc pas manifestement injustifié de les faire rester à la maison.

C’est donc au final une solution plutôt satisfaisante que livre le Conseil d’Etat, qui concilie au mieux les préoccupations de libertés publiques (transmission de la QPC, examen de la justification des assignations) avec le délai de jugement très court et le contrôle restreint que lui imposent les textes.

Le Conseil constitutionnel, dont la décision sur la QPC a été rendue le 22 décembre, livre pour sa part (comme trop souvent) une copie plutôt frustrante (y compris lorsqu’on lit le commentaire officiel de la décision). Il juge que les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’aller et de venir, dans la mesure où les conditions dans lesquelles l’assignation à résidence peut être prononcée sont suffisamment encadrées par la loi, et où le juge (administratif) est chargé de s’assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité d’ordre et de sécurité publiques qu’elle poursuit (ce qui est assez hypocrite, car ce contrôle de proportionnalité ne relève pas du juge du référé-liberté, qui on l’a dit s’en tient à l’illégalité « manifeste », mais du juge du fond, comme je vous en dirai un mot en conclusion).

Mais le Conseil ne pipe mot de l’absence de lien entre motifs de l’état d’urgence et motifs de l’assignation à résidence. Si une lecture rapide de la décision pouvait laisser penser le contraire, lorsque le Conseil écrit (très mal) que les assignations « doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence », une lecture plus attentive (et le commentaire, p. 21) permet de comprendre que le Conseil dit simplement que le risque que présente l’individu doit être suffisamment important pour justifier de lui mettre des heures de colle, et que ce risque doit être apprécié au regard du contexte concret de l’état d’urgence.

La solution elle-même pourrait se justifier, si on considère qu’il s’agit d’un « état » d’urgence, au sens clinique du terme – on « est » en urgence, ce qui justifie de considérer les menaces à la sécurité publique comme un tout, quel que soit leur lien avec les événements à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence. Mais le Conseil constitutionnel esquive le débat et, une fois de plus, prête le flanc à la critique sur le peu de sérieux dont il fait montre en matière de libertés publiques.

Alors, après le rejet de cette QPC, quelles solutions pour nos assignés déboutés ?

Facile : qu’ils relisent les deux décisions qui font leur malheur. Les deux ailes du Palais Royal leur y rappellent que ces assignations sont également attaquables au fond, par un recours en excès de pouvoir, dans le cadre duquel le juge administratif effectue cette fois un contrôle approfondi de la légalité des mesures en cause.

On ajoutera que ce recours au fond peut être assorti d’un autre type de référé dit « suspension », permettant de suspendre (si si) l’assignation à résidence s’il y a urgence (ça c’est bon, donc) et « doute sérieux » sur la légalité (et non plus illégalité « manifeste » – le contrôle du juge est ainsi plus poussé). La procédure est toutefois un peu plus longue, et n’est donc vraiment utile que pour des assignations à résidence dépassant, disons, les 15 jours.

Ils peuvent donc introduire un nouveau recours qui, s’il ne leur aura malheureusement pas permis d’aller voir de près les yeux mouillés de Fabius annonçant l’accord de la COP 21, leur laissera encore la perspective, ô combien gratifiante, de faire condamner l’Etat, qui reste de droit.

 

Thomas Forray

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